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étions au moyen âge. Les plus chaudes indignations ne retarderont pas d’une heure le phénomène nécessaire. Mais comme on ne saurait avoir trop d’égards pour d’honnêtes sentimens, montrons aux indignés que leur susceptibilité patriotique s’alarme à tort.

De quoi donc s’indignent-ils ? Un prodigieux génie dramatique et musical, Wagner, ravit aujourd’hui l’imagination de notre jeunesse. Il lui donne la qualité de rêve où elle trouve à cette heure le plus de volupté. L’influence de Wagner, on en a déjà fait la remarque, s’exerce sur la peinture et sur la littérature autant que sur la musique ; elle a modifié toute l’âme contemporaine, partant toutes les expressions des divers arts. A un moindre degré, ce Scandinave d’Ibsen fait concurrence à l’industrie des spectacles parisiens ; on le joue peu, mais des gens malintentionnés négligent d’aller au Vaudeville pour songer au coin de leur feu devant ces grands symboles chargés de réflexion, pour surprendre en eux-mêmes l’écho de ces cris de révolte qui réveillent les instincts primitifs au plus profond de notre être. — La chose intolérable est que ce soient là des importations étrangères. Et si c’étaient des réimportations d’une matière première de chez nous ?

Ouvrez un de ces livres sur la poésie de notre moyen âge : il ne vous parlera que des héros et des sentimens wagnériens, chantés jadis dans des milliers de vers par les trouvères bretons ou français. Dans la littérature universelle de cette époque, et sous la réserve des échanges incessans que j’ai mentionnés, la France fut l’atelier central où s’élaborèrent les matériaux dont un Wagner a tiré si grand parti. Ecoutez le savant, qui n’est pas suspect de flatter nos faiblesses patriotiques, car il diminue plutôt, à mon sens, le domaine de nos légitimes revendications : « La magnifique littérature poétique de l’Allemagne, à la fin du XIIe et au commencement du XIIIe siècle, n’est que le reflet de la nôtre. Les Minnesinger ont transporté dans leur langue les formes et l’esprit de la poésie lyrique française, fille elle-même de la provençale… Wolfram d’Eschenbach, Conrad de Wurzbourg et bien d’autres sont les imitateurs plus ou moins fidèles des Albéric, des Turold, des Chrétien de Troyes, des Benoît de Sainte-More. » — Les philologues raffinent à perte de vue sur les apports originels qui ont formé l’épopée française, « produit de la fusion de l’esprit germanique, dans une forme romane, avec la nouvelle civilisation chrétienne et surtout française. » Ils dosent à leur gré les élémens germaniques, celtiques, saxons, Scandinaves… Peu nous importe. Le bon sens dit que des rédactions toutes postérieures au Xe siècle, composées entre le Rhin et l’Océan,