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le Crétois Dictys ; des sources sûres, comme l’on voit. Le roman gréco-français court le monde, est aussitôt traduit en allemand, puis mis en latin à Messine ; il fournira plus tard un poème à ! Boccace et une tragédie à Shakspeare, Troïlus et Cressida. Et de tout ainsi. Le plus extraordinaire de ces objets d’échange est l’histoire de Barlaani et Joasaph, contée jadis par Max Müller, reprise récemment par M. Gaston Paris, et d’où il appert que ce Joasaph n’est autre que le Bouddha, devenu un saint du calendrier chrétien, après avoir roulé dans la légende de tous les peuples.

Mais, dira-t-on, nous sommes loin de l’indétermination du moyen âge : des siècles de concentration politique et littéraire nous ont fait un établissement domestique, franc de toute hypothèque étrangère, et où il faut nous tenir. Pas si loin, peut-être ; et ce qui était vrai naguère ne l’est plus au même degré aujourd’hui, ne le sera plus demain. On a relevé ici à maintes reprises, en traitant d’autres sujets, les symptômes concordans d’un curieux retour de l’histoire sur elle-même. Un grand nombre des traits caractéristiques qui formèrent la physionomie de l’Europe féodale réapparaissent dans notre Europe, bouleversée par tant de secousses. A coup sûr, leur réunion ne ressuscitera pas le moyen âge, tel que les bonnes gens s’en épouvantent ; mais il en résultera de nouvelles formes dévie sociale et intellectuelle, beaucoup plus rapprochées peut-être du XIIe ou du XIIIe siècle que du XVIIe ou du XVIIIe siècle. La fusion internationale de certains intérêts communs à tous est un de ces traits ; la fusion littéraire en découle fatalement. Des causes historiques du même ordre doivent produire des effets semblables. L’Europe féodale avait été façonnée et agglomérée par une doctrine à la fois révolutionnaire et unitaire, le christianisme. Toutes proportions gardées, et sans instituer une comparaison qui n’est pas dans ma pensée, la Révolution française a fait dans notre temps la même œuvre ; œuvre complétée par cet autre Charlemagne qui fut Napoléon. Les découvertes des sciences sont venues à la rescousse, abaissant toutes les barrières. Vous pourrez encore vous défendre quelque temps, pas longtemps, contre une invasion de grains ou de vins : vous n’arrêterez pas la circulation des doctrines, des idées, des livres ; vous n’empêcherez pas la renaissance d’une littérature universelle sur les vieilles assises des littératures nationales, comme au XIIe siècle, comme au XVIe ; littérature sensiblement la même de Pétersbourg à Lisbonne, influencée partout au même instant par les mêmes courans. Elle aura pour régulateur et pour guide le peuple le plus curieux, le mieux informé, ce que nous