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du réalisme de la vie quotidienne, déserteurs du Parnasse quand ils se tournent vers la poésie, nos jeunes écrivains cherchent une voie ; et la plupart d’entre eux paraissent sollicités vers une région idéale qui voisine de très près avec celle où se complurent nos plus anciens poètes. Ils y prennent pour guides des étrangers, comme l’exilé qui reviendrait dans un domaine patrimonial sous la conduite de l’usurpateur de ses biens. Puisque les philologues se sont institués gardiens de la poésie du moyen âge, c’est à eux qu’il faut demander l’aliment approprié à des besoins réveillés de nouveau ; c’est eux qui peuvent apaiser, avec le plus d’autorité, l’étrange querelle soulevée entre les tenans de la littérature nationale et ceux du cosmopolitisme.

Le cosmopolitisme ! on repart en guerre contre ce fâcheux : je crois même qu’on l’appelle aujourd’hui le snobisme. C’est pourtant l’action bien innocente d’ouvrir la fenêtre, de laisser entrer l’air et de regarder le vaste monde. Aérer et meubler la maison paternelle, c’est la déprécier, paraît-il. Cette accusation, qui semble partir d’une chambre d’agonisant, pour ne pas dire d’une boutique en faillite, eût fort étonné notre robuste XVIIe siècle, ce grand emprunteur. Elle est particulièrement réjouissante pour qui vient d’arrêter son attention sur le moyen âge. L’Europe a vécu pendant plusieurs siècles d’une littérature indivise ; notre pays y faisait l’office d’une pompe aspirante et foulante. S’il fallait des preuves d’un fait aussi patent, on les trouverait à chaque page des livres de M. Gaston Paris. Voyez entre autres toute la préface du deuxième volume sur la Poésie du moyen âge : « Quand nous remontons aux temps les plus reculés de notre vie littéraire, nous y trouvons, au lieu d’un développement isolé, une extraordinaire abondance de germes étrangers de toute provenance, adaptés, assimilés, transformés, et c’est grâce à cette large pénétration de tous les élémens ambians dans sa circulation intime que cette vie déploie une sève assez puissante et assez généreuse pour féconder l’Europe autour d’elle. Quand la France ne puise plus à des sources étrangères pour enrichir et renouveler sa poésie, elle produit la pauvre poésie du XIVe siècle, la poésie vieillotte et étriquée du XVe siècle ; elle n’exerce plus aucune action sur les nations voisines… »

La matière de tous nos fabliaux est commune aux nations d’Europe et à celles d’Orient. On se les renvoie comme des volans sur la raquette. Rappelons-nous, entre cent exemples, ce Roman de Troie, écrit vers 1160 par un poète tourangeau, d’après deux romans byzantins abrégés en latin : l’un était le journal du siège, tenu par le Phrygien Darès ; l’autre, les mémoires d’un assiégeant,