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en est sortie. — Seulement, cette nappe est rentrée sous terre. Elle tient moins de place que n’en tint le mince filet dans la vie intellectuelle de la nation.

De loin en loin, on en voit surgir quelques jaillissemens pour la soif du pauvre monde. Un Natalis de Wailly nous faisait volontiers l’aumône. M. Léon Gautier la fait encore, et largement ; il suffirait de quelques beaux livres à la portée de tous, comme les Épopées françaises[1], pour réfuter en partie mes allégations ; ou encore de cette scrupuleuse et définitive édition de la Chanson de Roland[2], sortie au lendemain de la guerre, en 1872, d’une pensée touchante du patriote. Je crois bien que M. Bédier nous ménage les mêmes satisfactions, si j’en juge par son spirituel ouvrage sur les Fabliaux[3] ; je lui sais du moins un gré infini de nous avoir rapporté, dans son introduction, un mot de Claude Bernard qui flatte nos pires rancunes contre la scolastique moderne. « Un jeune physiologiste présentait un jour au savant une longue monographie d’un animal quelconque, soit le crotale ou le gymnote. Claude Bernard lut le livre : — J’estime, dit-il à l’auteur, votre conscience ; je loue votre labeur. Mais à quoi serviraient, je vous prie, ces trois cents pages si le gymnote n’existait pas ? » — Il y avait aussi Renan, qui faisait parfois danser en public sa philologie : il la montrait plus qu’il ne la donnait, c’était encore une nuance ; mais Renan était Renan. Il y a d’autres exceptions, je ne l’ignore pas et je devrais les citer : quand on les énumérerait toutes, jusques à m’en accabler, on ne changerait pas la vue d’ensemble qui règle la comparaison de deux époques, pour tout homme informé du mouvement intellectuel dans notre siècle : entre 1830 et 1840, avec un petit nombre d’ouvriers, la poésie du moyen âge envahit toute la littérature ; depuis un quart de siècle, avec des travailleurs éminens et plus nombreux, elle sort à peine de ses tabernacles, elle ne pénètre plus la pensée générale manifestée par les écrits. La cause en est, je l’ai reconnu, dans l’orientation de la littérature autant que dans le désintéressement des philologues : si cette orientation persistait, nos réclamations seraient vaines ; on ne jette pas des perles aux troupeaux qui demandent une autre pâture.

C’est précisément parce que l’imagination française évolue une fois de plus, et parce que nous sommes à un tournant littéraire, qu’il faut faire appel au secours des médiévistes patentés. Inutile hier encore, ce secours est aujourd’hui nécessaire. Lassés

  1. Léon Gautier, les Épopées françaises, 3 vol. ; Victor Palmé, 1865.
  2. Le même, la Chanson de Roland, 2 vol. ; Marne et Cie, à Tours, 1872.
  3. Joseph Bédier, les Fabliaux, 1 vol. ; Paris, Emile Bouillon, 1893.