Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dura guère, excepté chez quelques parnassiens fortement hellénisés ; tous les efforts se concentrèrent bientôt sur l’étude réaliste de la vie contemporaine. Le moyen âge, bric-à-brac démodé, sombra avec le reste du bagage romantique. Rien n’était plus loin du nouvel état d’esprit que la poésie des trouvères : j’entends toujours par là celle de la grande aube lyrique du XIe et du XIIe siècle. Cette même révolution consommait le divorce entre la littérature et les sciences. Parmi ces dernières, la philologie fut la plus docile aux suggestions venues d’Allemagne : tandis qu’elle s’enflait des plus grandes espérances, qu’elle prétendait régenter seule l’histoire et prendre à sa charge la conduite de l’esprit humain, la philologie repoussait comme une déchéance ce vieux libéralisme scientifique dont s’honorèrent en France le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe. Constituée en puissance indépendante, hautaine, parcimonieuse, elle se retira dans ses temples, et l’étude des textes devint pour elle une herméneutique ; passionnée de vérité, en garde contre toute tentation de beauté ou d’utilité immédiate, elle en arriva insensiblement à sacrifier la matière de son examen aux jouissances qu’elle trouvait dans les procédés de cet examen.

M. Gaston Paris le confessait — ou le proclamait — en d’autres termes, dans la leçon touchante qu’il fit pour rendre hommage à son glorieux père et pour marquer l’évolution de sa propre méthode. « Le point de vue purement littéraire fut toujours prédominant dans l’intérêt que mon père portait aux productions du moyen âge. Toute sa vie, il chercha à en répandre le goût, à leur conquérir des sympathies chez les gens du monde, chez les littérateurs purs, chez les femmes elles-mêmes. C’est dans cet esprit qu’il choisit souvent les textes dont il a donné l’édition, qu’il écrivit plusieurs de ses préfaces et notices… Nous comprenons aujourd’hui un peu différemment l’étude du moyen âge. Nous nous attachons moins à l’apprécier et à le faire apprécier qu’à le connaître et le comprendre. Ce que nous y cherchons avant tout c’est l’histoire… Nous regardons les œuvres poétiques elles-mêmes, comme étant avant tout des documens historiques… Quant à la sympathie du public pour ces œuvres, à leur diffusion comme source de jouissances littéraires, à leur introduction dans l’éducation nationale, nous les souhaitons assurément, au moins dans de certaines limites : mais nous ne les attendons que d’un progrès lent, qui ne peut s’accomplir et s’accélérer que si d’abord une critique sévère et rigoureusement historique a préparé le terrain, creusé les sillons et trié les semences…[1] »

  1. La Poésie du moyen âge, première série, p. 219-220.