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de bons dieux vivans, mais assez difficiles à voir, car ils habitent très haut et assez loin : c’est au Thibet. Franchement, on a le droit de se méfier et même de s’amuser. En laissant de côté, si l’on veut, la renaissance actuelle du catholicisme, peut-être, après tout, y aurait-il quelque chose de plus curieux à voir de près que ces rêveries sans avenir : ce serait la façon dont le protestantisme anglo-saxon, surtout en Amérique, prétend résoudre le problème dont on vient de parler. Les dogmes semblent ne plus l’intéresser : on dirait vraiment qu’il est disposé à en faire bon marché ; il se fait sur eux, et malgré cela il donne de plus en plus force de loi à sa morale. Il n’en est pas de preuve plus intéressante que le résumé des opérations du Congrès de Chicago, que donnait naguère ici même M. Bonet-Maury. Eviter de discuter les différences des credo ; partir de l’existence du péché, du mal moral dans le monde, cause physique des misères sociales, pour en induire la nécessité des œuvres de charité ; admettre, en la discutant aussi peu que possible, la divinité du Christ, qui sert de point de départ à la prière : la prière, qui fait monter jusqu’à nos lèvres le fond d’intuitif amour qui est en nous, révèle au cœur la communauté de nature qui unit les hommes ; de sorte que, après avoir été intime, muette, personnelle, elle éclate au dehors, devient un chant de gloire, d’enthousiasme ou d’invocation, crée, pour ainsi dire, le sentiment esthétique : telle est la tendance actuelle du protestantisme aux États-Unis, et de plus en plus l’homme d’Angleterre ou d’Amérique semble « un animal religieux. » Il ne se loge pourtant pas dans la coquille que lui offre la théosophie, il modifie l’ancienne : c’est, là qu’est le phénomène important de l’évolution religieuse anglo-saxonne. Le reste n’est guère que matière à curiosité et à pittoresque.


PIERRE MILLE.