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théoriquement une religion générale, comme on a fait des grammaires générales. Ce n’est pas assez, cela frise même la banalité : vous êtes omnithéiste, monsieur ! Apprenez qu’en ce moment s’élabore une forme nouvelle de l’éternel besoin d’adoration ; car ce qu’il faut à l’humanité, avant tout et toujours, c’est une prière. » Alors quelqu’un demanda : — « Que dites-vous donc du christianisme ? » Cette question impertinente souleva une discussion fort confuse. Les personnes présentes admirent généralement que le christianisme avait du bon, bien qu’il eût aussi des défauts, et principalement celui de n’avoir pas été inventé par elles.

Je ne sais si cette conversation fut cause que le lendemain j’entrai dans une église. Elle se nomme Saint-Germain-des-Prés, et un prêtre y chantait la grand’messe. Il offrait le calice ; il disait : Veni Sanctificator omnipotens, æterne Deus ! et la pensée me vint et m’obséda que, six siècles auparavant, dans cette même église, un prêtre vêtu d’un costume identique, portant l’amict, l’aube, le surplis et l’étole, avait prononcé les mêmes paroles, avec le même geste, dans la même langue ; que rien, dans ce sacrifice offert, n’avait changé, quand tout changeait ; que, pour avoir l’attitude, les idées sur le fond et la fin de nous-mêmes, pour retrouver un état d’esprit que connurent mes ancêtres oubliés, il y a six cents ans à cette même place, pour communier avec eux, je n’avais qu’à écouter et à répondre naïvement les versets liturgiques comme eux-mêmes l’avaient fait. Oui, dans une antique religion, quelle qu’elle soit, il y a autre chose que ses dogmes acceptés ou non compris, que sa morale usée ou sublime : il y a un sentiment puissant de solidarité avec les morts, ceux qui ne sont plus et d’où nous descendons. Ces vieilles prières, ces vieux rites, ces vieux gestes, c’est le symbole de tout ce que nous avons de commun avec eux ; et voilà pourquoi beaucoup, sans même s’en douter, tiennent instinctivement à ces choses, pourquoi l’idée qu’il peut se créer une religion leur paraît extraordinaire. Pour qu’une race change l’expression de l’instinct religieux qui est en elle, il faut qu’une bien profonde révolution morale l’ait secouée, qu’une raison violente, irrésistible, l’oblige à renoncer à son héritage. Qui dira si c’est le cas à cette heure du monde ? Nous nous intéressons à ces manifestations mystiques parce qu’elles sont un peu folles d’abord, et aussi parce qu’elles tentent un compromis entre la science moderne, pour qui les lois de la nature, étant immuables, ne laissent pas de place à l’action d’un Dieu personnel, et l’obstination de l’humanité à vouloir, malgré cela, prier et être guidée. Seulement, le compromis n’est pas sérieux. On institue une morale positiviste, où il est plus ou moins question de fraternité universelle, et on la prétend dictée par des espèces