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III. — QUE LE SUFFRAGE UNIVERSEL INORGANIQUE CONDUIT A L’ANARCHIE UNIVERSELLE

Mais plutôt, cet État moderne, qui doit être « construit par en bas, » tient-il debout sur une base solide ? Est-il « construit » d’une façon quelconque, à un degré quelconque ? Tant bien que mal est-il « construit ? » On est obligé de répondre que non, qu’il ne tient pas debout, parce que le pied lui manque ; qu’il n’est construit ni bien ni mal, pas même mal, point du tout, mais qu’il se fait sans cesse et sans cesse se défait.

Bâtir l’État moderne, en théorie, sur la souveraineté nationale et, on pratique, sur les dix millions de petits carrés de papier du suffrage universel inorganique, est aussi absurde, aussi fou, que fou et absurde eût été le rêve des moines du Mont Saint-Michel, s’ils eussent voulu jeter dans le ciel les clochetons de leur abbaye, en posant les premières assises non sur le ferme roc, mais sur la plage mouvante de la baie, où le passant s’enlize. C’est tenir la même gageure, que de prétendre bâtir l’État sur le suffrage universel inorganique, qui est la souveraineté nationale réduite en un sable mouvant. C’est oublier que seul le vent qui souffle fait quelque chose avec le sable, l’enlève par paquets, l’emporte, le roule en de furieux tourbillons, le laisse retomber au hasard effréné de son caprice ; et voilà une dune, mais revenez demain : le vent contraire aura soufflé ; où l’un avait amoncelé, entassé, l’autre a creusé : où était une dune est maintenant une fosse. Et de la fosse à la dune et de la dune à la fosse, chaque jour, s’il n’y avait au monde que le sable et le vent, changerait la face de la terre.

Il n’en va pas autrement de l’État, si l’on n’y reconnaît que cet élément, l’individu, et que cette force, le suffrage universel inorganique. Alors, un grand courant, un grand vent de l’opinion pourra enlever les électeurs, les emporter, les rouler en ses tourbillons, les laisser retomber au même hasard aussi aveugle d’un même caprice aussi insensé, et, les entassant, les amoncelant, sembler avoir fait quelque chose ; mais ce ne sera jamais qu’une dune, dans laquelle, le lendemain, le vent contraire creusera, et ce ne sera qu’une fosse. Ni le vent ni le suffrage n’auront rien construit. Par les temps calmes, entre deux ouragans ou deux scrutins, les grains de sable et les grains de souveraineté demeureront inertes, dormiront le lourd sommeil de la matière, les uns tout près des autres, et les uns étrangers aux autres, maintenus inexorablement chacun en son désert, jusqu’à la prochaine