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elle avait une peur atroce de ses domestiques, elle était poursuivie de l’idée insupportable que sa cuisinière se moquait d’elle toutes les fois qu’elle lui donnait un ordre. Toute petite, quand son lacet de soulier se dénouait dans la rue, elle sentait sur ce malheureux lacet les yeux railleurs de tout l’univers. On ne guérit, jamais complètement de cette maladie-là.

Deux enfans lui vinrent pourtant, un fils et une fille, et elle les aima, mais le sentiment maternel n’emplissait pas son âme. Il lui fallait ces grands élans de cœur, qui ravissent et qui brûlent, et que peuvent seuls donner une passion humaine ou l’amour de Dieu ; il lui fallait aussi l’apostolat, l’activité sans frein, la lutte dans la foule, à la condition de mener cette foule, et voilà qu’elle était tout simplement la femme d’un mince curé de campagne. Sans qu’elle s’en rendît compte, ayant épousé Dieu dans son époux, et trouvant l’époux médiocre, elle en vint confusément à songer que ce Dieu pouvait n’être qu’un petit personnage. Cela ne se fit point d’un coup : elle lutta contre elle-même, soigna les malades, écrivit des contes pour les enfans, joua à prêcher toute seule dans l’église vide où son mari parlait le dimanche, et sans doute trouva qu’elle s’en tirait beaucoup mieux que lui. Le révérend, j’en ai peur, lui rendait mépris pour mépris ; il la croyait folle, trouvait, qu’elle n’avait point le respect que doit une honnête ménagère anglaise à son seigneur et maître, et raccommodait fort mal les chausses. Le ménage devint un « enfer ». Mme Besant eut des idées de suicide, contempla d’un œil tragique des fioles de chloroforme. Son fils avait été à l’agonie, elle venait de lutter, durant des semaines, contre la mort, et l’avait vaincue, mais elle restait énervée. Sa mère avait été volée parmi homme d’affaires ; les pauvres qu’elle soignait étaient sales, immoraux, en même temps que malheureux. Et c’est Dieu, qui est tout-puissant et infiniment bon, qui aurait fait ou laissé faire la misère, la maladie, le vol, le vice, la saleté, et les pasteurs terre à terre qui attachent plus d’importance à une bonne soupe qu’au salut d’une âme !

Ne riez point. Elle était vraiment croyante, et souffrit horriblement. Ce Jésus homme et Dieu, toute bonté, tout amour, toujours présent, écoutant toutes les prières, voilà qu’elle perdait confiance en lui, et elle l’adorait. « Ce fut une agonie, dit-elle, et la plus effroyable souffrance de ma vie. Ces bonnes âmes au cerveau creux, qui n’ont jamais pensé, qui prennent leur croyance comme on prend une mode, parlent de l’athéisme comme du produit fatal d’une vie souillée et d’impurs désirs. Oh ! s’ils savaient l’angoisse d’entrer dans la pénombre de l’éclipse de foi, l’horreur de cette grande obscurité où l’âme orpheline crie dans le vide