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Lui en haut, le diable est en bas ; et il a aussi sa bible, que Milton a écrite. Pour Annie Wood, Milton valait Moïse, elle croyait à l’un aussi fermement qu’à l’autre, et, juchée en sauvage sur la haute branche d’un vieil arbre, en un jardin près d’Oxford, elle chantait tour à tour, durant des heures, des versets et des vers. Un jour, Milton lui apprit que Satan n’avait pas de cornes, que ses pieds n’étaient pas fourchus, et que, de tous les archanges tombés, il était resté le plus pâle, le plus triste et le plus beau. « Alors, ô divin Jésus, mon prince idéal, tu le sauveras bien, à la fin, n’est-ce pas ? » De vagues et brumeuses formes l’entouraient, la sollicitaient, elle craignait de les voir et les appelait, les sentait vraiment entrer dans la pièce… Beaucoup d’enfans ont sans doute vécu de cette étrange vie ; peu en ont gardé la mémoire aussi vive et aussi vibrante.

Nous nous sommes habitués à confondre l’idée de religion et l’idée de morale. Les âmes primitives et l’imagination active et visionnaire de cette petite fille n’allaient point aussi vite. Elles y voyaient d’abord une explication du monde, la description et l’histoire des volontés mystérieuses qui font apparaître et changer les choses. Annie s’imaginait fort bien la lutte de Dieu et du démon, chacun ayant son armée, enrôlant les hommes. Quand on appartient à Dieu, on a un bouclier blanc, avec une croix rouge dessus, et le Prince lumineux, le divin Héros, vous donne un talisman qui vous avertit de l’approche des dragons. Quand un arbre porte des pommes défendues, il y a un serpent dessous, mais le moyen de savoir qu’il est défendu de manger la pomme quand il n’y a pas de serpent ! Aussi la morale courante l’étonnait-elle beaucoup.

Miss Marryat, la sœur du romancier populaire, qui s’était chargée bénévolement de l’éducation d’Annie, s’efforça de lui donner ce « sens du péché » qui lui manquait. Vieille fille intelligente, charitable, d’un évangélisme austère, elle enseigna à sa pupille de froides et terribles doctrines : l’homme puni pour l’éternité, naissant damné, racheté seulement par la volonté du Christ, mais à la condition d’avoir le repentir vrai, de sentir toute l’humiliation, non seulement d’avoir péché soi-même, mais d’appartenir à cette race humaine qui ne peut être sauve que par un miracle. Mais comme tout cela était difficile à comprendre, abstrait et sans formes ! Le sens du péché ne germa point.

Le Nouveau Testament ne parlait pas de cette affreuse chose. Il n’était plein que de l’histoire de Christ, le Dieu vivant, l’adorable idéal humain. Ce n’était plus le gentil Jésus de l’enfance, pasteur de brebis blanches, mais l’Homme-Dieu, mélancolique parce qu’il porte les tristesses du monde, héroïque, car il est au