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surplus, était fait pour un seul : l’état moderne est censé reposer sur tous et censé être fait pour tous. C’est bien la pyramide retournée. — Maintenant, peut-être ne suffisait-il pas, pour substituer l’État moderne à l’État ancien et l’État de droit à l’État de fait, pour « construire l’État par en bas, » de retourner purement et simplement la pyramide.


II. — LA THÉORIE DE LA SOUVERAINETÉ NATIONALE ET LE SUFFRAGE UNIVERSEL INORGANIQUE.

Les révolutions ne font guère autre chose, et qui dit « révolution » ne dit, après tout, que « renversement. » Celle dont naquit l’État moderne triompha d’avoir transporté du roi au peuple ce qu’on appelait « la souveraineté. » De « la souveraineté » on ne dépouilla le roi que pour en revêtir la nation. On ne voulait plus qu’il y eût une souveraineté royale, mais à sa place et sur ses ruines on proclamait « la souveraineté nationale. » Ainsi l’État moderne détruisait à la fois et reproduisait l’État ancien, sans même prendre garde que, dans l’État ancien, aucune erreur ni aucun doute n’était possible ; on savait toujours où, et plus précisément « en qui », était « la souveraineté. » Si la souveraineté n’en était pas moins quelque chose d’obscur et d’indéfini, le souverain était assurément quelqu’un de défini et de connu. Nulle hésitation, nulle incertitude sur « le siège » de la souveraineté. Elle résidait dans la personne royale, de tel roi Charles ou de tel roi Louis. — Mais pour l’État moderne ? où réside à présent la « souveraineté » et en qui ?

Dans la nation tout entière, formant un corps, considérée comme une et indivisible ? Cela, oui, c’est la théorie ; mais quand on passe à la pratique, la nation indivisible se divise, la nation une se fractionne, et la souveraineté nationale se partage, la souveraineté une s’émiette. Passant à la pratique, il faut toujours qu’on en arrive là : au partage, au morcellement de la souveraineté nationale, quelle que soit la forme que revête l’État, et qu’il soit royaume, empire ou république.

Oui, certes, c’est la théorie que la souveraineté nationale réside dans l’ensemble de la nation, mais en vertu, en « devenir » ; et c’est le fait qu’au moment même où elle « devient », où elle se traduit par un acte, elle est morcelée en autant de parcelles que l’État compte de citoyens. Royaume, empire ou république, le seul acte par lequel se traduise ordinairement la souveraineté nationale est, en effet, l’élection. La seule expression de l’a souveraineté est le suffrage. Si donc il y a dix millions d’électeurs,