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être propre, lui donnait la sensation grandissante, harmonieuse et rythmique d’une faculté nouvelle qui se serait développée peu à peu dans l’intimité de sa substance et qui se révélerait à lui d’une manière très vague, comme dans une sorte de vision confuse d’un secret divin. Ce fut un enchantement fugitif, un état de conscience si exceptionnel et si incompréhensible qu’il ne put pas même en retenir le fantôme.

Les chanteuses lui montrèrent les corbeilles combles : un monceau de fleurs humides de rosée. Favette demanda :

— Cela suffit ?

— Non, non, cela ne suffit point. Cueillez toujours. Il faut joncher la route depuis le trabocco jusqu’à la maison. Il faut recouvrir l’escalier, la loggia…

— Et pour l’Ascension ? Tu ne veux donc pas laisser une seule fleur à Jésus ?


VII

Elle était arrivée. Elle avait passé sur les fleurs, comme la Madone qui va faire le miracle ; elle avait passé sur un tapis de fleurs. Enfin elle était arrivée ! enfin elle avait franchi le seuil !

Et maintenant, lasse, heureuse, elle offrait aux lèvres de son amant un visage tout baigné de larmes, sans parler, avec un geste d’ineffable abandon. Lasse, heureuse, elle pleurait et souriait sous les baisers sans nombre de son adoré. Qu’importaient les souvenirs du temps où il n’était pas ? Qu’importaient les misères, les chagrins, les inquiétudes, les luttes navrantes contre les inexorables brutalités de la vie ? Qu’importaient tous les découragemens et toutes les désespérances, en comparaison de cette douceur suprême ? Elle vivait, elle respirait entre les bras de son amant ; elle se sentait infiniment aimée. Tout le reste se dissipait, rentrait dans le néant, semblait n’avoir existé jamais.

— Ô Hippolyte, Hippolyte ! ô mon âme ! combien, combien je te désirais ! Et te voici ! Et maintenant, tu seras de longs jours, de longs jours sans me quitter, n’est-ce pas ? Avant de me quitter, tu me feras mourir !…

Et il la baisait sur la bouche, sur les joues, sur le cou, sur les yeux, insatiable, pris d’un frissonnement profond chaque fois qu’il rencontrait une larme. Ces pleurs, ce sourire, cette expression de félicité sur ce visage abattu par la fatigue, la pensée que cette femme n’avait pas hésité une seconde à consentir, la pensée qu’elle était venue vers lui de très loin et qu’après un voyage exténuant elle pleurait sous ses baisers sans pouvoir dire un mot parce qu’elle avait le cœur trop plein, toutes ces choses passionnées