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à pied le sentier taillé dans le granit, à pic sur la mer. Tu auras soin de venir avec des chaussures solides et de gigantesques ombrelles. Quant aux robes, il est inutile d’en apporter beaucoup : quelques vêtemens gais et résistans pour nos promenades matinales, cela suffira. N’oublie pas le costume de bain… Cette lettre est la dernière que je t’écris. Tu l’auras peu d’heures avant ton départ. Je te l’écris de la bibliothèque, une chambre où il y a des monceaux de livres que nous ne lirons guère. L’après-midi est blanche, et la mer y répand sa monotonie sans fin. L’heure est discrète, langoureuse, propice aux sensualités délicates. Oh ! si tu étais avec moi !… Ce soir, je passerai ma seconde nuit à l’ermitage, et je la passerai seul. Si tu voyais le lit ! C’est un lit rustique, un monumental autel d’hyménée, large comme une aire, profond comme le sommeil du juste : Thalamus thalamorum ! Les matelas contiennent la laine de tout un troupeau, la paillasse contient les feuilles de tout un champ de maïs. Ces choses chastes peuvent-elles avoir le pressentiment de notre amour ?… Adieu, adieu. Comme les heures sont lentes ! Qui prétend donc que le temps a des ailes ? Je ne sais ce que je donnerais pour m’endormir dans cette langueur énervante et pour ne me réveiller qu’à l’aube, de mardi. Mais non, je ne dormirai pas. Moi aussi, j’ai tué le sommeil… »


VI

Depuis plusieurs jours, les visions voluptueuses l’obsédaient sans trêve. Les désirs se réveillaient dans sa chair avec une violence inouïe. C’était assez d’un souffle tiède, d’un parfum, d’un frôlement, d’un rien pour modifier tout son être, pour lui donner une langueur, pour lui allumer le visage d’une flamme, pour accélérer les pulsations de ses artères, pour le jeter en un trouble voisin du délire.

Il portait au plus profond de sa substance les germes hérités de son père. Lui, être de pensée et de sentiment, il avait dans la chair la fatale hérédité de cet être brut. Mais, en lui, l’instinct devenait passion et la sensualité prenait presque des formes morbides. Il en était affligé comme d’une maladie honteuse ; il avait horreur de ces fièvres qui l’assaillaient à l’improviste, qui le consumaient misérablement, qui le laissaient avili, aride, impuissant à penser. Il souffrait de certains emportemens comme d’une dégradation. Certains passages subits de brutalité, pareils à des ouragans sur une culture, lui dévastaient l’esprit, fermaient toutes les sources intérieures, ouvraient des sillons douloureux qu’il ne parvenait pas de longtemps à combler.