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III

Pendant les premiers jours, George donna tous ses soins à la petite maison qui devait accueillir la Vie Nouvelle dans sa paix profonde ; et pour l’aider dans les préparatifs, il avait Colas de Sciampagne, qui semblait expert à tous les métiers. Sur une bande de crépi frais, il écrivit avec une pointe de roseau cette vieille devise, suggérée par l’illusion : Parva domus, magna quies. Et il vit un présage favorable jusque dans trois brins de giroflée semés par le vent entre les interstices sur le devant d’une fenêtre. Mais, lorsque tout fut prêt et que cette ardeur trompeuse fut tombée, il retrouva au fond de lui-même l’inquiétude, le mécontentement et cette angoisse implacable dont il ignorait la vraie cause ; il sentit confusément que, cette fois encore, son destin l’avait poussé dans une traverse oblique et périlleuse. Il lui sembla que, d’une autre maison et d’autres lèvres, venait maintenant jusqu’à lui une voix de rappel et de reproche. En son âme se ravivait le déchirement des adieux sans larmes, et pourtant si cruels, où il avait menti par pudeur en lisant dans les yeux las de sa mère déçue la question trop triste : « Pour qui m’abandonnes-tu ? »

N’était-ce point de cette question muette, du souvenir de cette rougeur et de ce mensonge, que lui venaient l’inquiétude, le mécontentement et l’angoisse, au moment où il entrait dans la Vie Nouvelle ? Et comment faire pour étouffer cette voix ? par quelles ivresses ?

Il n’osait pas répondre. Malgré son trouble profond, il voulait croire encore à la promesse de celle qui allait venir ; il espérait pouvoir encore attribuer à son amour une haute signification morale. N’avait-il pas une ardente volonté de vivre, de donner à toutes les forces de sa nature un développement rythmique, de se sentir complet et harmonieux ? L’amour opérerait enfin ce prodige ; il retrouverait enfin dans l’amour la plénitude de son humanité, déformée et amoindrie par tant de misères.

Avec ces espérances et ces tendances vagues, il tâchait de tromper son remords ; mais ce qui le dominait devant l’image de cette femme, c’était toujours le désir. En dépit de toutes ses aspirations platoniques, il ne réussissait à voir dans l’amour que l’œuvre de chair ; il n’imaginait les jours à venir que comme une succession de voluptés déjà connues. Dans cette solitude bénigne, en compagnie de cette femme passionnée, quelle vie pourrait-il vivre, sinon une vie de paresse et de volupté ?

Et toutes les tristesses passées lui revinrent à l’esprit, avec toutes les images douloureuses : la figure défaite de sa mère et