Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

versaient des flots de parfums tels que l’atmosphère prenait par momens une saveur douce et puissante comme celle d’un vin généreux. Les autres arbres fruitiers n’avaient plus de fleurs, mais leurs innombrables fruits pendaient aux rameaux nourriciers, bercés par l’haleine du ciel.

George pensa : « Voici peut-être ce que serait la vie supérieure : une liberté sans limites ; une solitude noble et féconde qui m’envelopperait de ses plus chaudes émanations ; cheminer parmi les créatures végétales comme on ferait parmi une multitude d’intelligences ; en surprendre la pensée occulte et deviner le sentiment muet qui règne sous les écorces ; rendre successivement mon être conforme à chacun de ces êtres et substituer successivement à mon âme débile et oblique chacune de ces âmes simples et fortes ; contempler la nature avec une telle continuité d’attention que je parviendrais à reproduire en ma seule personne la palpitation harmonieuse de tous les êtres créés ; enfin, par une laborieuse métamorphose idéale, m’identifier à l’arbre robuste dont les racines absorbent les invisibles fermens souterrains et dont la cime imite par son agitation la voix de la mer. Ne serait-ce pas vraiment une vie supérieure ? » Au spectacle de l’exubérance printanière qui transfigurait les lieux d’alentour, il se laissait surmonter par une sorte d’ivresse panique. Mais la fatale habitude de la contradiction coupa court à ce transport, le ramena à ses vieilles idées, opposa la réalité à son rêve. « Nous n’avons aucun contact avec la nature. Nous avons seulement la perception parfaite des formes extérieures. Il est impossible à l’homme d’entrer en communion avec les choses. L’homme a bien le pouvoir de verser dans les choses toute sa propre substance, mais il ne reçoit jamais rien en retour. La mer ne lui tiendra jamais un langage intelligible, la terre ne lui révélera jamais son secret. L’homme peut bien avoir la sensation que tout son propre sang circule dans les fibres de l’arbre, mais jamais l’arbre ne lui donnera une goutte de sa sève vitale. »

Le vieux paysan borgne disait, en montrant du doigt tel ou tel prodige de luxuriance :

— Une étable pleine de fumier fait plus de miracles qu’une église pleine de saints.

Il disait, en montrant du doigt, au bout du jardin, un champ de fèves fleuries :

— La fève, c’est l’espionne de l’année.

Le champ avait une ondulation presque imperceptible. Les petites feuilles, d’un vert gris, agitaient leurs pointes menues sous la floraison blanche ou bleuâtre. Chaque fleur ressemblait à