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Le chemin se plie en lacets ; le lierre roule en cascades aux deux bords ; on aperçoit, entre les branches, des plaines qui se fondent peu à peu et pâlissent à leur tour ; des sources coulent à travers bois ; l’air salin se parfume de résine ; des colonies de lis roses s’épanouissent aux rares endroits où le soleil peut toucher la terre. Jusque-là nous avons, mon compagnon de voyage et moi, marché en route libre, sans rencontrer personne, sur le sol commun des rois et des charbonniers. Une barrière coupe une avenue : c’est l’entrée du parc royal. Un jardinier, en bonnet de laine, nous introduit et nous explique que les équipages, même ceux de la cour, ne pourraient sans danger gravir les pentes qui nous séparent du château, et que le roi et la reine, en descendant de voiture, doivent monter à âne pour achever le trajet. Nous traversons des jardins abrités, minutieusement tenus, où les fleurs sont vives encore, un bois de mimosas côtoyant un ruisseau très clair, un bois de citronniers, un autre de camélias géans, puis un corridor voûté et tournant qui donne accès dans le palais, des terrasses, des chemins de ronde, une chapelle froide et battue par le vent de mer ; enfin, par une échelle, nous grimpons au sommet de la grande coupole jaune : toute la sierra est à nos pieds, dentelée, touffue, énorme haie de verdure allant droit vers la mer que le soleil met en feu ; au bas de ses deux pentes, à gauche où le Tage coule au loin, à droite où s’étendent des plaines, il semble qu’il n’y ait plus de végétation, mais seulement des terres nues, entièrement plates, d’une même teinte lilas, que perlent çà et là des semis de maisons blanches, et d’où le regard, las de lumière confuse, revient vers la forêt fraîche, vers les cimes, fuyantes au-dessous de nous, qu’illumine le scintillement des pins, vers les ravins d’ombre où se devine un détour de sentier.

Et ce n’est pas encore la merveille de Cintra. Un ami nous a conseillé de visiter la villa Cook. Du haut du château de la Peña, j’ai aperçu, dans les frondaisons qui entaillent le bord de la plaine, la masse pâle d’un palais arabe. Il nous faut descendre près de six cents mètres de pente, tantôt à travers les bois, tantôt dans des lits de ruisseaux, ou entre deux murs tapissés de lierre et coiffés de branches de cèdres. L’air s’attiédit et se charge d’arômes puissans, mystérieux, qui font chercher du regard des arbres inconnus. Les eucalyptus trouent de leurs grandes gerbes glauques le vert noir des sapins. Un palmier dresse au-dessus d’eux son bouquet de plumes. Voici une maison de garde, une toute petite barrière, et une allée qui s’enfonce en pente raide sous les arbres enchevêtrés.