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malgré quelques défaillances individuelles, a été assez imposante pour que personne ne se soit mépris sur la pensée de la Chambre, qui est incontestablement celle du pays.

Au fond, et sous ses formes multiples, une seule question était posée, celle de savoir s’il convient à la France de pratiquer une politique d’action, ou si elle doit se retrancher, résignée, dans une politique d’abstention. Nous ne sommes certes pas partisans de l’abstention, mais elle est logique, elle peut être soutenue. Seulement, elle ne l’a pas été. Ni M. Millerand, ni M. Goblet, ni M. Mourens n’ont osé la défendre à la tribune, même devant les provocations à le faire que leur a adressées M. Ribot, et dès lors ils ont donné à celui-ci de terribles armes contre eux. Se recueillir jusqu’à l’effacement, faire bande à part dans le monde, accumuler silencieusement des forces militaires tout en protestant de son pur amour de la paix, se refuser à prendre part à la vie internationale jusqu’à ce qu’on ait obtenu, par une grâce qui viendrait d’on ne sait où, la satisfaction suprême à laquelle on subordonne tout le reste, et demeurer, en attendant, immobiles pendant que les autres se répandent fiévreusement dans tous les champs de l’activité humaine, est-ce une politique ? N’est-ce pas plutôt l’absence même de politique ? Cette attitude a trouvé dans d’autres temps des défenseurs ; elle n’en a pas eu le 10 juin dernier. Chacun a senti la nécessité pour la France de sortir de l’isolement et de prendre sa part du mouvement universel. La politique d’action l’a emporté ; mais ce que l’opposition ne veut pas admettre, c’est que cette politique ait des conditions inéluctables auxquelles, dès qu’on la pratique, on ne saurait se soustraire. On peut vivre chez soi en solitaire, en misanthrope, en sauvage : si on en sort et si on se mêle à ses semblables, il faut adopter leurs mœurs et renoncer à se singulariser par des allures équivoques, où les uns verraient un manque d’éducation et les autres une menace inquiétante. Nos meilleurs amis en seraient bientôt incommodés. Pour préciser, lorsque tout le monde va à Kiel, il convient d’y aller avec tout le monde, et sans y attacher d’ailleurs d’autre signification que celle d’une politesse reçue et rendue. Il ne sert à rien de dire que l’Allemagne, en tant que gouvernement, a refusé de se rendre à l’Exposition universelle de 1889, car elle n’a pas été la seule à le faire, et si nous n’acceptions pas d’autres invitations que celles des puissances qui ont accepté la nôtre à cette époque, nous ne pourrions aller en Europe exactement nulle part. Il aurait fallu commencer par ne pas aller à Cronstadt. En vérité, tout cela n’est pas bien sérieux. Nous n’oublions rien du passé, nous ne renonçons à rien pour l’avenir, mais ce sont là des sentimens dont il est inutile de faire montre à tout propos et hors de propos. La vraie dignité consiste à les garder silencieusement dans son cœur. Et la vraie politique consiste, après avoir pris son parti de vivre ostensiblement comme les autres, à défendre nos intérêts tantôt contre ceux-ci,