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et la Russie, personne n’a pu dire que notre gouvernement avait excédé ses droits en le concluant, puisque l’article 8 de la loi constitutionnelle sur les rapports des pouvoirs publics est ainsi conçu : « Le Président de la République négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’État le permettent. » En avons-nous un avec la Russie ? M. Goblet aurait bien voulu le savoir : il appartenait au gouvernement seul d’apprécier ce qu’exigeaient l’intérêt et la sûreté de l’État. M. Ribot a déclaré qu’il n’avait sur ce point rien à dire de plus que M. le ministre des affaires étrangères, et la Chambre a approuvé sa réserve en même temps qu’elle a applaudi à l’énergie de son accent.

Ce traité d’alliance, conclu entre l’Allemagne et l’Autriche le 7 octobre 1879 et qui n’a été publié dans les journaux de Berlin et de Vienne que le 3 février 1888, tous ceux qui s’occupent de politique extérieure l’ont lu et relu bien souvent. Il porte les caractères du bon sens pratique de M. de Bismarck, qui s’était rendu à Vienne pour en achever la négociation avec le comte Andrassy. Le voyage du tout-puissant chancelier avait produit alors en Europe une impression profonde : il était la manifestation, l’affirmation d’une alliance, dont personne ne savait exactement quels étaient les termes. Depuis, l’Allemagne a conclu un traité avec l’Italie. Peut-être l’Italie en a-t-elle conclu un autre avec l’Autriche. La Triple-Alliance ne repose pas sur un texte unique, mais sur plusieurs. M. Goblet a cru les connaître, en quoi il s’est trompé. Seulement, il n’est pas téméraire de conclure par analogie de l’un à l’autre et de penser que, provenant tous de la même origine, ils procèdent des mêmes principes et ont entre eux un air de famille. Peut-être aussi le modèle, une fois connu, a-t-il été mis à profit pour des combinaisons ultérieures. Mais nous entrons ici dans le domaine des suppositions, au seuil duquel il est plus prudent de s’arrêter.

Pour en revenir au traité austro-allemand de 1879, on se demande, aujourd’hui encore, dans quel dessein le prince de Bismarck a jugé à propos de le publier en 1888. Était-ce calcul ? Était-ce boutade ? Le traité contenait un article final d’après lequel, « en conformité de son caractère pacifique et pour éviter toute fausse interprétation », il devait être tenu secret, et ne « pourrait être communiqué à une troisième puissance qu’à la connaissance des deux parties et après entente spéciale entre elles ». Subitement, tous les voiles ont été déchirés. Ce n’est pas à une troisième puissance que le traité a été communiqué par la voie diplomatique, c’est à l’univers entier, avec le retentissement de tous les journaux du monde. L’Allemagne et l’Autriche ont-elles tiré avantage de cette divulgation ? C’est à elles à le dire. Quant à nous, nous n’y avons rien perdu, car elle a vraisemblablement contribué à faciliter entre la Russie et nous le rapprochement dont M. Hanotaux et M. Ribot ont parlé lundi dernier.