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qu’une langue est un organisme dont on ne dérange pas impunément les lois. S’il viole ces lois, c’est donc qu’il ne les connaît pas. Cela nous met en garde. Cela nous rend moins indulgens à tant de bizarreries auxquelles nous étions prêts à nous résigner. Décidément, si ce style est incohérent, s’il est rocailleux, hérissé, embroussaillé, ce ne sont pas là autant de mérites. Ces défauts tiennent sans doute au tour d’esprit de M. Rosny. Mais ils viennent aussi de ce qu’il a négligé de s’initier à la tradition de notre littérature. Ses écrits font songer à la conversation d’un homme à la parole lente et pénible dont la pensée, mal débrouillée, se traduit en une langue à la fois incertaine et violente. Les ténèbres d’une pensée confuse y sont épaissies par l’impropriété de l’expression.

Je me hâte de remarquer que ces défauts se font plus rares dans les derniers livres de M. Rosny. À mesure qu’il prend une conscience plus nette de son idéal, il trouve pour le traduire une forme plus appropriée. Je répète, — pour le cas où je ne l’aurais pas assez dit et afin qu’on ne se méprenne pas au sens de cet article — que je tiens son talent en haute estime. Je ne lui fais pas l’injure de le comparer avec tels romanciers mieux achalandés pour qui le succès est la récompense de la médiocrité et d’une adresse complaisante. J’insiste sur ses mérites : la sincérité, la bonne foi, l’enthousiasme de la conviction, la noblesse et la richesse des idées, le souci de la moralité une sorte de vigueur et de puissance trouble. Ses qualités lui appartiennent bien, tandis que sans doute il n’a pas dépendu de lui d’avoir une autre formation intellectuelle. Il se peut qu’il arrive à dégager sa pensée des entraves qui l’embarrassent encore et à écrire des livres que rien ne nous empêchera d’admirer pleinement. Mais même telle qu’elle est aujourd’hui, son œuvre a sa raison d’être et sa signification. Elle serait encore un ornement pour une époque où sombrerait ce qui fut jadis la haute culture intellectuelle. Le poème d’Abbon surgit comme un essai d’art brutal dans un siècle barbare. C’est cela même que nous avons suivi avec une curiosité sympathique dans les romans de M. Rosny : c’est l’avenir du roman dans une barbarie éclairée où l’art et la littérature auront battu en retraite devant la sociologie triomphante.


RENE DOUMIC.