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les idées qu’a voulu exprimer M. Rosny : c’est que la bonté doit être faite d’intelligence et d’énergie, c’est que la vertu ne doit jamais se décourager, c’est que la vie réserve à ceux qui n’en ont pas désespéré des revanches imprévues. Ces idées ne sont ni vulgaires, ni banales. Le malheur est qu’il les faille deviner. Nous touchons ici à ce qui, dans le cas de M. Rosny, est tout à fait grave et sur quoi il n’est pas possible de passer aisément condamnation : c’est la complète absence du sentiment de la forme et c’est l’espèce de monstruosité du style.

Que la forme ait sa valeur propre, que la beauté soit un élément irréductible, que l’art ait en lui-même sa raison d’être, qu’il contienne en soi quelque chose de durable, qui triomphe de tous les changemens et suivit à toutes les ruines, il ne s’en doute même pas. « Aucun sujet, dit-il, aucune méthode, aucune langue ne résisteront à l’épreuve du temps. Chateaubriand, Balzac, Hugo et nous tous qui écrivons aujourd’hui serons un jour des Barbares… Nous n’avons pas encore abdiqué le vain orgueil de faire l’admiration de tous les siècles, de bâtir indestructiblement. C’est cet orgueil-là qui fait repousser le novateur… C’est lui sous mille formes, au nom de mille sentimens plus sacrés les uns que les autres, lui qui déterre Homère, Racine et Shakspeare… ».« Et il est hors de doute qu’en littérature la loi s’impose d’un perpétuel renouvellement. Mais personne ne parle de recommencer Homère et Shakspeare. On dit seulement qu’ils ne cesseront pas d’être admirés tant que l’esprit humain n’aura pas perdu ses titres. Ce défaut de sens esthétique se fait cruellement sentir dans la façon dont M. Rosny compose ses romans. Ce sont des merveilles de décousu. Tout y va à la débandade. Le sujet ou l’un des sujets n’apparaît que pour être aussitôt abandonné. Nous sommes à peine engagés sur une piste, nous reconnaissons que c’est une fausse piste. Les épisodes se succèdent au petit bonheur, sans lien, sans raison, sans utilité appréciable, et développés au rebours de leur importance. Ni ordre, ni proportions, ni choix, ni goût. L’insistance chaque fois qu’il eût fallu ne pas appuyer. Une profusion de détails. Un luxe de digressions. Un amoncellement de matériaux à peine dégrossis. Des romans qui recommencent à chaque page, en sorte qu’on craint qu’ils ne finissent jamais et que les plus courts semblent interminables. Une gaucherie de Primitifs, qui n’est nullement, comme chez tels de nos contemporains, le dernier mot de l’artifice et de la rouerie, mais véritablement un mélange de la naïveté et de la maladresse.

Chaque fois qu’on reproche à un écrivain de mal écrire, il ne manque pas de répondre qu’il a le droit de se créer sa langue et que des sensations nouvelles exigent un mode de traduction nouveau. L’argument est trop commode pour que M. Rosny ne l’emploie pas, lui centième. « A de nouveaux ordres de sensations correspondent des torsions nouvelles de la forme… Termes de science ou d’architecture,