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salon, et m’introduisit dans un petit salon jaune ouvrant sur la terrasse. La reine Amélie était en deuil, avec de simples bracelets d’or au bras gauche. Elle me fit asseoir, et, tout de suite me par la de la France. Elle est grande, jeune, très jolie, avec un teint délicieux et des yeux si bons, si intelligens, si sérieux, qu’il ne me souvenait guère d’avoir rencontré un charme aussi complet. Tandis qu’elle me parlait, j’étudiais l’expressive bonté de ce regard droit et franc, et je comprenais l’enthousiasme des femmes de Séville qui, dans les rues, lorsque la reine était encore la duchesse de Bragance, l’interpellaient avec leur liberté méridionale, et s’écriaient : « Mais arrête-toi donc ! Vive ta mère ! Vive la grâce ! Que tu es belle ! » La reine voulut bien me dire qu’elle était heureuse de recevoir un compatriote : « Si vous saviez ce que cela m’a coûté, de traverser la France, mais de la traverser seulement ! » Elle ajouta, retenant à peine ses larmes : « Il a fallu que mon père mourût pour qu’on vît quelle grande âme c’était. D’ailleurs, on lui a rendu justice… On a été respectueux… » Elle me parla ensuite du palais de Cintra, de Lisbonne et du Portugal, de plusieurs choses encore, et de « cette admirable reine d’Espagne. » Pendant ce temps, un vieux chambellan se promenait sur la terrasse. Je voyais passer, dans l’encadrement de la porte-fenêtre, son ombre digne. Les jeunes princes couraient autour d’un affût de canon, entre deux tas de boulets noirs. Plus loin, deux dames d’honneur, par-dessus le rempart, regardaient la mer. Quand la reine Amélie se leva, elle me recommanda : « Dites du bien de ce bon peuple portugais. » Je n’ai pu étudier le peuple d’assez près et assez longuement pour le juger, mais j’ai pu acquérir du moins la conviction, et la fierté, que la France lui a donné une souveraine accomplie.

Je retrouvai dans le grand salon M. de Sabugosa ; une voiture l’attendait à la porte du palais, et, avant de rentrer à Lisbonne, je pus faire le tour de ce petit territoire de Cascaes, où, par la vertu de la faveur royale et de la mode, on voit surgir de terre des villas, des hôtels et, ce qui est beaucoup plus remarquable, une végétation inconnue. Je ne sais comment les arbres réussissent à pousser sur les falaises qui s’étendent au delà de la résidence royale. La pierre affleure partout, mais ils poussent. Un bois de Boulogne se dessine, encore jeune, à l’état de baliveaux et de bourgeons pleins d’espoir, dont la vitalité diminue, cependant, dans le voisinage de la mer. Celle-ci est d’un bleu indigo, du bleu des pays très chauds, et elle bat une côte sauvage, hérissée de roches jaunes veinées de noir. Nous nous arrêtons un moment pour voir le Trou d’enfer, un de ces gouffres, si nombreux sur le