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même fureur de description. C’est la même manière de mettre en œuvre les notes recueillies à travers les manuels et les ouvrages spéciaux. Peu importe qu’il s’agisse ici d’un « milieu » d’il y a vingt mille ans, des Pzânns, des Dolichocéphales d’Europe, des Brachycéphales d’Asie, des mangeurs de vers et des Tardigrades. Ce n’est qu’une autre pâte coulée dans des « gaufriers » toujours les mêmes. La discipline naturaliste a lourdement pesé sur M. Rosny. Elle s’était imposée à lui de toute nécessité lors de ses débuts : car dépourvu d’une suffisante éducation littéraire, et l’horizon se bornant pour lui à la production contemporaine, il était forcé d’écrire suivant les méthodes qu’il voyait employer autour de lui sans soupçonner qu’il pût y en avoir d’autres. Pour la même raison il a eu par la suite beaucoup de peine à s’en dégager, et en dépit d’une éclatante rupture il ne s’en est jamais affranchi complètement. Jusque dans ses derniers livres on retrouve la même manière de présenter les personnages, de décrire, de « faire le morceau ». Les écrivains naturalistes sont restés ses maîtres à écrire.

Néanmoins les romans de la dernière série, Daniel Valgraive, l’Impérieuse Bonté, l’Indomptée, le Renouveau, l’Autre femme, sont d’une espèce assez différente. Ils sont à la fois plus à notre portée et d’une portée plus générale, d’un intérêt plus humain, d’une forme plus accessible, d’une allure moins rébarbative et, comme dirait l’auteur, moins horripilante. L’exécution a beau y être encore de la plus fâcheuse insuffisance, on y aperçoit cependant se dessiner l’idéal moral du romancier. Il a sa grandeur et je ne sais quelle poésie dans l’austérité. Daniel Valgraive apprend qu’il est condamné par les médecins, qu’il lui reste une année à vivre. Ce court espace de temps, il va, sans vain apitoiement sur lui-même, sans attendrissement, sans défaillance, le consacrer à réaliser le plus de bien qu’il lui est possible. Il veut assurer le bonheur des siens, avoir en partant cette amère consolation de songer qu’ils seront heureux sans lui, presque contre lui. Il met auprès de sa femme un sien ami, Hugues, afin qu’il s’en fasse aimer et que cet amour nouveau étouffe, en se développant, celui qu’elle a eu jadis pour son mari. Il voit peu à peu, au prix de quelles tortures de jalousie ! son plan réussir. Il lui reste à dompter dans son cœur souffrant les dernières révoltes, jusqu’au jour où il peut, maître de lui et sans tremblement dans la voix, se désister en faveur d’un autre de ce qui lui est plus cher que la vie. « Je te donne, Hugues, ma femme et mon enfant, afin que tu sois leur abri dans ce monde, afin que ton amour préserve l’une de la misère des chutes et l’autre de la destinée des orphelins. » Cette ferveur de vertu stoïcienne, cette ombre de la mort planant sur toute l’histoire, la fermeté de dessin, la sobriété de détails dont M. Rosny s’est trouvé pour une fois capable, contribuent à donner à ce livre une place à part dans l’œuvre du romancier et à en faire véritablement un beau livre. Ailleurs on arrive bien à deviner quelles sont