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écrivains doués de belles facultés, capables d’observation, pourvus d’imagination, laborieux, respectueux de leur plume, hantés de rêves généreux. Admettons qu’ils composent des romans. Que seront ces romans ? La question n’est pas oiseuse. Et pour la résoudre nous ne sommes pas réduits à nous contenter d’hypothèses. Nous avons un moyen aisé d’y répondre avec quelque précision. C’est de consulter les romans de M. J.-H. Rosny.

Il y a un peu moins de dix ans que M. Hosny publiait son premier livre : Nell Horn. Rappelez-vous quels mouvemens d’idées, quels courans de sensibilité, quelles influences ont fait à la littérature de ces dix années son atmosphère. Le naturalisme était sur son déclin. Il périssait par l’excès même de son étroitesse et de sa vulgarité. On se reprenait de goût pour les problèmes de l’âme, et c’est par sa complexité que l’âme moderne attirait en les inquiétant les analystes les plus subtils. On scrutait avec un mélange de hardiesse et de raffinement l’éternel problème, éternellement décevant, de l’amour. Venu de tous les points du monde de la réalité et de celui du rêve, un vent de tristesse avait desséché les cœurs. On était sans élan pour l’action, ayant perdu tous les appuis de la foi. On s’essayait à tout comprendre par désespoir de ne plus croire à rien. On s’amusait au jeu des idées, au spectacle infiniment nuancé de leurs contradictions. Mais scepticisme et dilettantisme ne sont que les formes de la lassitude, passagères comme elle. Rajeuni, renouvelé en se trempant aux vieilles sources de l’évangélisme, l’esprit contemporain se pénètre encore une fois de tendresse, de charité, de pitié… M. Rosny est resté en dehors de toutes ces influences ; elles ont été pour lui comme si elles n’étaient pas ; elles n’ont mis sur son œuvre aucune trace. Il est aussi loin des psychologues que des dilettantes, et des néo-chrétiens que des esthètes. Tout ce qui préoccupe, tout ce qui charme, tout ce qui torture nos âmes de lettrés est pour lui non avenu. L’atmosphère où nous vivons n’est pas la sienne. La nature et l’éducation l’ont rendu comme imperméable aux infiltrations de notre sensibilité. Inversement, quand on vient de lire ses livres, on a la sensation, et, pour tout dire, la courbature d’un voyage fait en pays étranger. Les types qu’on y rencontre, les questions qu’on y voit soulever, les façons de penser et de sentir, le langage nous y déconcerte. On a l’impression très aiguë, et qui ne laisse pas ‘d’être douloureuse, de la distance qui peut séparer les hommes d’un même temps. On est venu à un même moment du développement intellectuel, on habite la même ville, et on est si loin !

M. Rosny, quoiqu’il ait déjà beaucoup écrit, est peu connu, et ses livres, tout pleins qu’ils soient de talent, ont peu de lecteurs. Quelques fervens de son œuvre estiment que cette demi-indifférence du public est une des grandes injustices de l’époque moderne et accusent notre frivolité. Il n’est que juste de reconnaître que M. Rosny n’a fait aucune