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d’abandonner un poste aussi peu tenable, car il était assuré, quoi qu’il fit, de ne contenter jamais ni l’Empereur son maître, ni l’étrange souverain à la cour duquel il était attaché : et sa situation lui était encore rendue plus particulièrement difficile par sa qualité d’Allemand, dans un temps où l’Allemagne entière se soulevait contre la domination française. Allemand d’origine et d’éducation, il avait épousé la fille d’un savant de Hambourg, Reimarius : et comme il était aussi bon mari que bon fonctionnaire, sans cesse c’étaient en lui de nouveaux conflits entre son dévouement à son maître et ses sentimens de famille. Un de ses neveux en particulier, Charles Sieveking, fut pour lui l’occasion de cruels embarras. Il avait essayé de faire de ce jeune homme, qu’il aimait comme son fils, un fonctionnaire français : mais bientôt Sieveking s’était affilié au Tugendbund, avait quitté Cassel, et sollicitait avec insistance la permission de s’engager dans l’armée allemande. « Remettez-vous-en donc à Dieu du soin de vous guider, lui écrivait enfin son oncle ; mais soyez certain que mes vœux vous accompagneront toujours. » Et Benjamin Constant, qui demeurait alors à Cassel, écrivait à ce propos à son ami Villers : « Reinhard est infiniment en peine du départ de son neveu. Nous en avons longuement parlé, et il m’a dit toutes sortes de choses infiniment sensées : mais il a eu la bonne foi d’ajouter qu’à l’âge de Sieveking, lui-même aurait peut-être pensé de la même façon. »

Mais les pires embarras de Reinhard, durant cette période, lui étaient causés par l’humeur extravagante du roi Jérôme, qui semblait avoir pris à tâche de mécontenter tout le monde et qui était bien, en vérité, l’homme le moins fait pour le métier de souverain. Le 28 avril 1810, Reinhard écrit à Paris que l’accès de l’Augarten, le magnifique jardin de Cassel, vient d’être fermé au public, le grand-veneur du roi ayant eu la fantaisie d’y élever des faisans. Le même grand-veneur prélève une taxe sur tous les fièvres qu’on apporte au marché. La police, de son côté, invente tous les jours de nouveaux impôts : elle impose les mendians, les chanteurs ambulans, les montreurs d’ours. L’intendant des théâtres a chassé de la ville une troupe allemande parce que les pièces de son répertoire contrevenaient à la règle des trois unités. Et le roi ayant promis sa faveur à tout étranger qui consentirait à se faire naturaliser Westphalien, la ville s’est remplie d’aventuriers venus on ne sait d’où, accourus sous prétexte de naturalisation. Jérôme, cependant, indifférent aux plaintes de ses sujets, continue à combler de cadeaux les favoris que lui amenait le hasard. « Il jette l’argent par les fenêtres, écrivait Reinhard, et tout le monde croit ici que c’est parce qu’il s’attend à quitter prochainement Cassel. » Et le diplomate ajoutait, avec son optimisme habituel : « J’imagine que, si l’on avait affaire à une autre race qu’à des