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race ont bien diminué de nombre dans leur pays d’origine, par les migrations successives qu’ils ont lancées dans diverses directions. Cependant, pendant les années qui ont précédé la conquête russe, ils ont constamment imposé leur tutelle aux khans de Kokan. Ils ont ensuite opposé aux armes russes une énergique résistance.


… C’est à Kokan que je vis l’un des meilleurs spécimens d’une fête dont j’eus l’occasion de contempler ailleurs mainte répétition : je veux parler de la baïga, divertissement favori des indigènes de tout le Turkestan.

Cet exercice est pratiqué, non pas seulement chez les populations nomades, mais aussi par les Sartes. Lorsqu’un marchand sarte a fait d’heureuses spéculations, lorsqu’il marie quelqu’un dans sa famille, ou lorsqu’il a tout autre sujet de réjouissance, il fait la dépense de l’achat d’une chèvre et il convie ses amis à la fête appelée baïga. Le programme est assez simple : un enclos plus ou moins vaste, généralement la place du marché, quand la fête se passe dans une ville, est loué pour la circonstance. Les invités les plus notables ou les plus vieux sont réduits au rôle de spectateurs et régalés aux frais de l’amphitryon, tandis que les plus jeunes ou les plus alertes sont à cheval et prennent une part active à la cérémonie. La chèvre, préalablement égorgée, est jetée à terre au milieu du groupe des cavaliers, dont le nombre est assez grand et peut atteindre une centaine. L’un d’eux ramasse le corps de l’animal, le place devant lui en travers sur sa selle, et part au galop. Les autres s’élancent à sa poursuite et cherchent à lui ravir sa proie. Ils y réussissent sans peine. La condition pour être proclamé vainqueur consiste en effet à faire trois fois le tour de la place sans se laisser arracher la chèvre. Comme les rivaux du porteur ont le droit de couper au plus court à leur gré et qu’ils sont au moins cinquante contre un, la victoire leur est assurée. L’un d’eux enlève sa prise au premier ravisseur et il devient aussitôt le point de mire de tous les autres. Aussi ne tarde-t-il pas à être dépouillé à son tour et la lutte se prolonge ainsi indéfiniment avec une issue toujours la même, malgré l’aide insuffisante que quelques parens ou amis prêtent parfois momentanément, pour animer et varier la lutte, à celui qui détient le trophée.

Le tournoi ne finit généralement qu’au bout de quatre heures environ, par la lassitude de tous les combattans. À ce moment, l’un d’eux, plus récemment arrivé que les autres ou monté sur un cheval qu’il a ménagé jusque-là, parvient, grâce à l’indifférence de ses rivaux, à faire trois fois le tour de la piste en emportant ce qui reste de la chèvre, c’est-à-dire le crâne auquel n’adhèrent plus que quelques lambeaux de peau et quelquefois un des pieds