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qu’ont les petits musulmans, portent gravement, sur leur main recouverte d’un vieux gant blanc trop grand pour eux, un oiseau de proie à l’air non moins majestueux. Les enfans à qui la pauvreté de leur famille ou l’économie de leurs parens ne permet pas le luxe de porter un oiseau noble s’exercent à ce futur sport en dressant des corbeaux avec lesquels ils simulent les pratiques de la fauconnerie, et qu’ils font voler en les attachant avec des ficelles comme chez nous les gamins font voler des hannetons. Les corbeaux sont innombrables dans ces grandes plaines de l’Asie centrale : pendant l’été on en voit passer des bandes et on en rencontre dans toutes les gorges rocheuses des immenses chaînes de montagnes qui, entre la Chine, l’Inde, la Perse et les steppes, couvrent une surface dix fois grande comme la France. Il y en a de toutes les tailles, depuis l’énorme corbeau qui se nourrit de cadavres jusqu’au choucas, à peine plus gros qu’un merle, le même qui chez nous habite les vieux clochers ; et toutes les espèces intermédiaires se retrouvent également là-bas : la corneille noire, les corneilles mantelées grande et petite, les freux et tous les autres représentans du genre. Au commencement de l’hiver, tous ces animaux, avec une précaution qui fait honneur à leur sagacité, viennent s’installer dans les villes ou dans les grandes oasis qui les entourent, et là, ils peuplent les vieux monumens et les grands arbres dépouillés. Ils font, avec une activité infatigable, la police de la voirie, ce qui n’est pas une sinécure dans ces grandes cités encombrées d’immondices. Mais généralement il survient, au cours de l’hiver, une période plus ou moins longue pendant laquelle la terre est partout couverte, même dans les villes, d’une épaisse couche de neige, et alors les corbeaux meurent de faim. Il faut voir avec quelle persévérance ils suivent du vol, quand ils en ont encore la force, ou simplement de l’œil, embusqués sur les arbres des chemins, les cavaliers qui passent, espérant que leurs montures laisseront tomber sur la neige quelque trace fumante de leur passage, laquelle devient immédiatement le centre d’un combat désespéré entre les convives aussi nombreux que peu difficiles. Beaucoup de ces oiseaux, malgré ces aubaines insuffisantes et malgré le métier indigne auquel ils descendent, meurent de faim, et leurs corps d’un noir vernissé parsèment en grand nombre la neige blanche. C’est dans cette saison que les enfans, abusant de leur misère triomphent du caractère défiant de ces animaux en les attirant par l’appât de tripes de mouton ou de carcasses de chat traîtreusement placées en évidence sur le tapis immaculé. Les malheureux corbeaux, acharnés sur l’appât, se laissent prendre à la main sans difficulté, livrant leur liberté pour le prix d’un dîner,