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cuite dont la préfecture de police tolère l’usage à Paris pendant les trois derniers jours du carnaval, pour le plus grand malheur des honnêtes gens. Les Sartes soufflent dans ces instrumens avec toute l’énergie que peuvent avoir des poumons habitués à braver les bises de la Scythie, et ils en tirent d’horribles beuglemens, avec le plus complet mépris pour tout principe d’accord ou de mesure. Heureusement ils ne se livrent à cet exercice que dans les occasions solennelles et les jours de grand gala. Cela suffit pourtant pour que les voyageurs de marque, dont le passage est par lui-même une fête pour les populations, trouvent trop fréquemment sur leur route des aubades de ce genre. C’est à cette circonstance que mes compagnons et moi nous avons dû de faire sortir des endroits où elles étaient en réserve toutes les trompettes des régions que nous avons traversées. Là comme ailleurs, les grandeurs ont leurs inconvéniens.

Les diverses races d’hommes qui habitent l’Asie centrale s’accordent d’ailleurs à reconnaître la profonde incapacité des Sartes en matière musicale, et la légende suivante, sur l’origine de la musique chez ce peuple, donne une idée fort juste de la nature de son génie dans cette branche de l’art. La tradition rapporte que, jusqu’à une époque relativement très récente, l’art de la musique était complètement inconnu chez les Sartes. Ce peuple, à la différence de tous les autres, avait vécu jusqu’aux temps modernes et était parvenu à un degré de civilisation fort avancé sans s’être jamais préoccupé de se délecter en prêtant l’oreille à ces bruits plus ou moins rythmés auxquels, en France, nous attachons assez d’importance pour en avoir fait l’objet de la création d’une académie nationale. Certain souverain boukhare dont nous tairons le nom, l’histoire ne nous l’ayant pas conservé, se trouva séparé de sa suite au cours d’une chasse ; il arriva seul, à la tombée de la nuit, sur son cheval exténué de fatigue, près d’un aoul kirghiz perdu dans le creux d’un ravin. Là habitaient des nomades dont la musique pastorale le charma. Son incognito et son piteux équipage lui valurent de ne pas interrompre la symphonie nocturne. De retour dans sa capitale, il mit aussitôt ses principaux courtisans et ses ministres en demeure d’apprendre sans délai la musique kirghize, afin d’être capables de charmer ses loisirs par leurs concerts, sous peine d’avoir la tête tranchée. Ceux-ci, désireux de s’initier au plus vite aux secrets d’un art aussi salutaire, se rendirent à l’aoul dont les habitans avaient éveillé le sens musical de leur auguste maître. Mais ces derniers, de mœurs simples, et surtout prudentes, en voyant de loin un cortège si imposant se diriger vers leurs modestes demeures, décampèrent sans bruit et en toute hâte, laissant leurs yourtes vides sous la garde de leurs