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n’utilise qu’une faible partie de l’effort dépensé à la traction. Mais il permet d’employer des chevaux absolument indomptés : beaucoup d’entre eux sont pris dans la steppe et accrochés par surprise à la voiture sans aucun dressage préalable ; leurs bonds les plus désordonnés ne dérangeant pas l’équilibre du pesant véhicule. En outre, si l’un des trois chevaux tombe, ce qui arrive forcément de temps en temps dans une course à fond de train à travers un terrain inégal et sans routes, sa chute n’arrête pas la voiture, ne la brise pas, et celle-ci ne passe pas sur lui. Si le cheval abattu est l’un des animaux latéraux, il est en dehors de la voie des roues et se relève en toute liberté avec une prestesse qui a souvent fait notre admiration ; si c’est le cheval du milieu, ce qui est beaucoup plus rare, il est remis sur pied, pour ainsi dire automatiquement, par les deux autres, en même temps qu’il est soulevé par les brancards. Il n’y a donc pas lieu de critiquer ce mode d’attelage en lui-même, bien qu’on puisse lui reprocher, dans la pratique, d’être réduit à une expression trop primitive. Ainsi le harnachement est moins que rudimentaire, et nous avons vu, dans certains cas urgens, des chevaux attelés simplement par la queue, faute de cordes, ce qui est certainement insuffisant. En outre, l’étal d’entretien des véhicules est déplorable. En certains endroits, par exemple dans les dunes du désert d’Ak-Koum, au nord-est de la mer d’Aral, les chevaux, sont remplacés par des chameaux ; l’allure de l’équipage n’en est que plus bizarre.

Mais ce qui est particulièrement extravagant, c’est la voiture elle-même. Son peu de hauteur la rend inversable ; mais il a l’inconvénient de mettre les malheureux qui y prennent place au-dessous du niveau des jarrets des chevaux, en sorte que la poussière soulevée par ceux-ci dans la steppe, où le sol est pulvérulent sur une épaisseur qui parfois atteint plus d’un pied, enveloppe le voyageur d’un nuage opaque, qui lui cache entièrement la vue du paysage, qui l’oblige d’ailleurs à fermer hermétiquement les yeux, et qui gêne même sa respiration s’il n’a la précaution de se couvrir le visage d’une étoffe quelconque. En même temps, il est lancé en l’air à la façon d’un volant placé sur une raquette, et il ne peut éviter d’être violemment projeté à terre qu’en se couchant sur le dos et en se cramponnant des deux mains aux bords de la voiture. Pour rendre le supplice plus cruel sans doute, on a imaginé de compléter cet instrument par une capote de bois, absolument inutile dans un pays où il ne pleut jamais, mais dont le rôle paraît être de rejeter le patient au fond de la voiture en lui donnant sur le crâne des chocs opposés à ceux qu’il reçoit de bas en haut. Cette toiture, qui couvre l’arrière de la voiture, est d’ailleurs trop basse pour qu’il soit possible de