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celle du bateau aux mains d’un mousse crépu qui tient la barre. La tour de Belem, au bout d’un banc de sable, un côté touchant la vague et l’autre à sec sur la berge, grandit dans le soleil. C’est la plus jolie forteresse du monde, toute de marbre, toute fleurie de créneaux armoriés, de logettes à balcons, de tourelles en poivrières, de fenêtres divisées par une colonne légère. La gentille guerrière ! A qui a-t-elle bien pu faire du mal? M. Billot, qui la connaît bien et qui l’aime, assure que ce fut contre les felouques des Maures qu’elle se battit. Je veux bien le croire, bien qu’il n’y paraisse pas. Le fort, à ce qu’il prétend, est même encore armé. « Au temps de la guerre de Sécession, il n’hésitait pas à canonner un croiseur sudiste qui passait, au mépris de la consigne. Le galant Américain répondait par un salut : il était de ces gentilshommes qui ne frappent pas une femme, même avec une fleur, qui ne risquent pas d’endommager un bijou gothique par un brutal boulet[1]. »

Les Lisbonnais n’ont pas eu le même respect. La ville ne possédait pas d’autre monument de premier ordre, si ce n’est l’église des Hiéronymites, cette grande fleur de pierre, jaune et touffue comme un chrysanthème, qui se dresse à deux cents pas de là: aussi n’a-t-elle pas manqué de le profaner. Il fallait une usine à gaz : on l’a placée juste derrière, pour faire contraste. Ses cloches noires servent d’écran à la dentelle de marbre ; la cheminée enfume les créneaux ; des tas de charbon se répandent jusqu’aux assises de la tour. Et j’ai entendu dire que la concession de cette entreprise criminelle fut obtenue par un Français ! Je détourne les yeux, pour regarder en avant le fleuve qui s’ouvre, resplendit de lumière, se barre au loin d’écume, vers Cascaes.

Nous virons de bord, et nous traversons le Tage. Le bateau revient vers Lisbonne, en suivant les falaises à pic, très nues et de couleur ardente, qui resserrent le courant. Lisbonne couvre la rive gauche, et semble une ville immense. De la tour de Belem jusqu’à la place du Commerce, où la côte tourne un peu, elle se développe sur une longueur de six kilomètres, et s’étend à trois kilomètres encore au delà. Étroite d’abord, et comme étirée, composée de deux ou trois rues que dominent des crêtes pierreuses ou des jardins d’un vert sombre, elle s’élargit régulièrement, gagne sur les collines, les revêt tout entières, descend dans leurs plis, remonte les pentes voisines. Ses maisons, assez

  1. Une Conjuration en Portugal; Pombal et les Tavora. M. Billot, qui, avant d’être ambassadeur près le Quirinal, a été, comme on le sait, ministre de France à Lisbonne, a fait, dans cette brochure, la plus heureuse description que j’aie lue du paysage de Belem.