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rangs de palmiers superbes, entre des hôtels, puis entre des maisons, puis s’enfonce dans les terrains non bâtis. En redescendant, je trouve une grande foule buvant l’air tiède du soir sur la place de D. Pedro IV, place carrée, pavée de cailloux qui forment des zigzags noirs et blancs. Six rues parallèles, dont plusieurs très commerçantes, bien éclairées, la rue de l’Or, la rue de l’Argent, partent de là et conduisent au bord du Tage. L’arrivée au fleuve est ménagée avec un art savant et tout à fait imposante. On suit le trottoir en flânant ; la vue est barrée au fond par un arc de triomphe ; on passe sous le portique, et, soudainement, on éprouve la sensation de la nuit bleue immense autour de soi. Les becs de gaz se sont écartés, à droite et à gauche, jusqu’à n’être plus que des petits points brillans. Ils éclairent des façades monumentales : la Bourse, la Douane, l’hôtel des Indes, l’Intendance de la marine, des ministères, que d’autres suites d’arcades, d’autres façades ornées réunissent en arrière, tandis qu’en avant, dans la grande trouée libre, sans limites visibles entre le ciel et l’eau, le Tage, enflé par la marée, réfléchit les étoiles et jette son écume sur des quais de marbre blanc. Aucun promeneur: je suis seul avec un douanier. Je me figure que j’ai été transporté au premier plan d’un de ces tableaux de Claude Lorrain, où l’on voit des architectures royales avancer leurs files de colonnes et de statues jusqu’au bord de la mer luisante.

Pour revenir, j’ai repris une des rues parallèles déjà parcourues. Je me suis arrêté devant la boutique d’un fabricant de malles. Elles sont bien curieuses les malles portugaises, et parlantes à leur manière. Ce n’est plus le cube offensant pour l’œil, mais pratique, solide, protégé et cadenassé, des fabricans anglais, non : des boîtes longues, couvertes de papier d’argent, de papier d’or, garnies aux coins avec ces tôles peintes où sont imités des écailles et de vagues tourbillons; des meubles de pacotille, mais voyans, faits pour séduire des imaginations orientales. Les prix affichés étonnent par leur apparente énormité. A côté de la boutique du malletier, je vois du vin à 500 réis la bouteille; des chapeaux de dames à 7 000 réis. Je suis au Terminus-Hôtel pour la somme de 3 500 réis par jour. Je change un louis, et je reçois une poignée de billets de banque représentant un tel nombre de réis que je me dis innocemment : « Suis-je riche ! » ; mais ils fuient comme ils viennent, par escadrons.


Lisbonne, 10 octobre.

Un de mes amis, qui est poète, mais qui n’est jamais allé en Portugal, m’avait dit, sur un boulevard de Paris, de son air