Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/874

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son expression moitié triste, moitié séduisante, d’ange grondé, d’enfant qui sourit dans les larmes.

Jusqu’à Dion Boucicault, on avait beaucoup ri de l’Irlande, on n’en avait jamais pleuré. Il obtint ce résultat sans peindre son pays différent de ce qu’il était. Il connaissait le sentiment étrange de l’Anglais pour l’Irlande : c’est le sentiment de l’homme pour la femme, dépouillé des raffinemens de la philosophie et de la civilisation. Passionné, violent et dur, il commence par la briser, puis s’arrête, vaincu par la faiblesse de sa victime, dominé par un charme que les mots ne rendent pas. Boucicault alla chercher ce sentiment au plus profond de l’âme de ses spectateurs, le développa, le nourrit et par là servit peut-être à préparer un âge de générosité et de justice. Sous la grossièreté des moyens qu’il employait et, souvent aussi, des sentimens et des idées qu’il exprimait, Boucicault cachait une sorte de finesse qui tient de l’instinct. Sa psychologie de l’Irlande est vraie et, quoiqu’il y ait ajouté bien des traits dans Shraughraun, dans ‘Arrahna-Pogue¸ dans The Octoroon, dans Michaël O’Dowd, et dans d’autres œuvres, elle est déjà complète dans Colleen Baum. Lorsque Myles-Na-Coppaleen nous dit : « Il y a en moi de la mort subite », et quand Eily nous parle du « petit oiseau qui chante dans son cœur », nous ne trouvons pas cette passion exagérée ni cette poésie hors de sa place. Father Tom qui fume sa pipe et boit du whisky de contrebande avec des rôdeurs, mais qui reprend sans effort l’autorité d’un apôtre et d’un leader, est bien le prêtre irlandais d’autrefois et peut-être d’aujourd’hui : l’homme du peuple et l’homme de Dieu. Enfin, devant cette esquisse à la fois informe et frappante, il est impossible de ne pas s’écrier : « C’est l’Irlande, l’Irlande des dévoués et des traîtres, des humbles et des révoltés, des fous et des martyrs, des héros et des assassins, l’Irlande irrationnelle et illogique, qui déconcerte nos sympathies après les avoir éveillées, et qui étonnera l’histoire, embarrassée non seulement de condamner ou d’absoudre, mais de comprendre et de raconter. »


AUGUSTIN FILON.