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professeurs de rhétorique apprécient chez leurs bons élèves : il « développe ». Le développement est passable quand la matière est bonne, et il est moins mauvais qu’on ne s’y attendrait quand la matière est détestable. Sans doute, il eût souhaité d’être jugé surtout d’après ses drames historiques qui absorbèrent l’activité de ses dernières années. Sont-ce vraiment des drames historiques ? Ils contiennent trop d’histoire et trop peu d’histoire. Le document de détail surabonde, envahit les scènes, étouffe l’action ; mais la psychologie historique, qui donne la clef des grands caractères, est ignorée ou dédaignée. Témoin le jour où, voulant peindre Elisabeth, il s’est abandonné aux fantaisies romanesques d’une dame allemande, au lieu d’ouvrir Froude, qui lui eut tout appris et qui est plus dramatique que lui.

Dion Boucicault, l’autre écrivain que j’ai choisi comme échantillon de son espèce, est plus caractéristique et plus intéressant. C’était un acteur, et un acteur de quelque talent. Il ne connaissait d’autre monde que celui du théâtre, l’humanité qui, tous les soirs, de huit heures à minuit, rit et pleure, aime et blasphème, meurt et tue, sous la lueur du gaz, entre trois châssis de toile peinte. Sans culture réelle, sans l’ombre de critique, Boucicault avait tout lu en fait de théâtre, tout lu et tout retenu : l’excellent, le médiocre et le mauvais, depuis le Phormion jusqu’à l’Auberge des Adrets. Il savait par cœur toutes les « croix de ma mère » du mélodrame moderne et, de toutes ces réminiscences, cousues ensemble avec du gros fil, il fabriquait ses pièces qui ressemblaient à un habit d’Arlequin. Même sans le vouloir, sans le savoir, il imitait : c’était le plagiat incarné. Dans son premier grand succès, The London assurance, on retrouve non seulement Goldsmith et Sheridan, mais Térence et Plaute qu’il détrousse à travers Molière. On y voit aussi un père qui parle à son fils et ne le reconnaît pas, ou, du moins, à qui on persuade de ne pas le reconnaître ; une jeune dame qui siffle son mari et l’appelle : « ma poupée » : un maître qui fait des confidences à son valet ; un valet aussi menteur que Dave ou Scapin ; un légiste qui cherche à se faire donner des coups de bâton comme l’Intimé ; un jeune homme ivrogne et débauché qui tombe amoureux de la première ingénue de province : une jeune fille élevée dans les bois qui répond au premier compliment qu’elle reçoit : « Je vois que vous êtes une abeille échappée de la ruche de la mode. Déposez votre miel dans une cellule mieux appropriée. » La pièce va ainsi de la grossièreté au marivaudage. En quelques minutes, on a un enlèvement pour rire, un duel comique, et un mariage qui ne semble guère plus sérieux. Le tout dominé par un testament qui est bien le plus