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surveiller, depuis les fureurs d’Othello jusqu’aux grimaces du clown et jusqu’aux « tutus » des ballet-girls, qui défend à la fois Dieu et M. Hollowav, la constitution et la pudeur, finit par perdre la tête et ressemble au bourgeois affolé qu’on entraîne, une nuit de mardi-gras, dans quelque vertigineuse sarabande. On la traduit, en personne, sur les planches et elle ne s’en aperçoit même pas.

Sa grande préoccupation, c’est de barrer la route à l’immoralité française. On réussit à éluder sa vigilance au moyen d’une sorte de langue convenue. Là où nos auteurs ont eu l’effronterie d’écrire, en toutes lettres, le mot de « cocotte », on le remplace pur le mot actrice. Là où ils n’ont pas rougi d’introduire un adultère, on s’empresse de le remplacer par un flirt. Le censeur donne son approbation, empoche ses honoraires et, le jour de la représentation, le coup d’œil, le geste de l’acteur et de l’actrice achèvent la traduction et rétablissent le sens primitif, s’ils n’y ajoutent.

Au milieu de toutes ces difficultés, l’élargissement du public avait amené les longues séries de représentations, inconnues de l’âge précédent, et la multiplication des salles de théâtre. Il y en avait douze en 1847, plus de vingt en 1860. Le métier d’auteur dramatique devenait fructueux et tentait beaucoup d’écrivains. Métier facile, en somme, puisqu’on avait affaire à un public neuf, ignorant, disposé à tout accepter et que, d’autre part, le théâtre français offrait une matière première inépuisable. On y retournait sans cesse, comme Robinson Crusoë, après son naufrage, retournait au vaisseau pour chercher une denrée ou un outil. Je ne veux pas multiplier ici les noms parce que, s’ils ne sont accompagnés d’un léger croquis personnel et d’un ou deux mots de critique, ces noms inconnus ne représentent rien pour les lecteurs français et leur paraissent aussi fastidieux que les énumérations de guerriers dans les vieilles épopées. Parmi nos cliens les plus assidus d’alors, je citerai Tom Taylor et Dion Boucicault.

Tom Taylor appartenait au monde de la loi et au monde des lettres. Il dînait de la chicane et soupait du théâtre : son souper finit par être plus substantiel que son dîner. De 1850 à 1875, il semble doué d’ubiquité dramatique et son nom paraît sur toutes les affiches. Vers et prose, drame et farce, tout lui est bon ; il écrit pour les jolies femmes et pour les chevaux. Il a de la facilité, de la méthode, un certain art de composition, un certain décorum qui lui tient lieu de goût, toutes les qualités de la médiocrité laborieuse et féconde. Son mérite est celui que les