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l’entrepreneur louche, qui a les poches vides et qui est décidé à les remplir. Vers 1850, un des grands théâtres est aux mains d’un ancien policeman qui est devenu cafetier ; plus tard, ce sera le tour d’un ancien ouvreur. Le directeur du Princess’s est visible toute la journée dans le comptoir de son frère, qui est marchand de tabac en face du théâtre. Un autre directeur est arrêté comme voleur dans les coulisses de son théâtre. On devine ce que devient l’art dramatique dans de telles mains. Ils jouent sans décors, sans accessoires, sur un théâtre entièrement vide. Ce qu’ils ont d’argent et de génie, ils le dépensent en réclames. Leurs affiches et leurs prospectus sont les seuls chefs-d’œuvre de l’époque ; il on est qui cherchent à intéresser le chauvinisme anglais, ce qu’on pourrait baptiser le « préjingoïsme », au succès d’un clown « national », qui a fait quatre-vingt-onze sauts périlleux dans le temps que son collègue américain n’en a fait que quatre-vingt-un.

Ces choses réussissent à attirer la foule, mais quelle foule ? Les gens qui vont au théâtre constituent un groupe dans le public, une société à part sur laquelle pèse un vague soupçon d’immoralité. On leur reproche, comme un vice qui n’est guère moindre et qui se confond avec le premier, leur exotisme. En cela, les puritains n’ont pas tort. L’exotisme, maladie anodine pour les continentaux, est mortel pour l’esprit anglais.

De 1850 à 1865, il semble qu’on ne puisse plus se passer de nous. On nous traduit, on nous adapte sous toutes les formes. On transplante nos mélodrames, on fait des farces avec nos comédies que l’on grossit et que l’on exagère ; quelquefois on pétrit, pour ne rien perdre, des drames avec nos opéras. Des pièces fort médiocres ont les honneurs de deux ou trois versions successives, et tel drame, vite oublié au boulevard du Crime, devient classique en Angleterre. Une légende qui court le monde théâtral prétend que le directeur du Princess’s tient sous séquestre un malheureux qui traduit pour lui du français sans relâche. On ne desserre sa chaîne et on ne lui donne à manger que quand il a fini sa lugubre tâche.

Nos acteurs ont, à Londres, un home permanent que leur a ménagé Mitchell, le libraire de Bond-Street : c’est le théâtre de Saint-James. De là, ils envahissent les autres scènes. Quelques années plus tôt, Mme Arnould-Plessy ayant eu la fantaisie de jouer dans la langue de Shakspeare, Théophile Gautier l’avait complimentée sur la grâce avec laquelle elle réussissait à « s’extraire de l’anglais de la bouche. » D’autres essayèrent d’imiter ce talent et d’en tirer parti. Fechter se mit en tête, non seulement de jouer Hamlet, mais de le jouer d’une façon toute nouvelle et se fit applaudir pendant soixante-dix soirées consécutives. Une ingénue échappée