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même ; du moins, en l’acceptant, Bulwer s’est-il trompé avec bien d’autres. Ce qui est de son fait, ce qui caractérise son obliquité morale, c’est de nous avoir présenté, dans Claude Melnotte, un héros qui est un escroc et qui l’est même deux fois. Simple paysan, il se fait passer pour un prince et épouse, sous un faux nom, une fille de riche bourgeoisie. Soldat, il devient général en deux ans et, dans ces deux années, amasse une fortune. Comment ? Par quels brigandages ? On ne nous le dit pas, comme si la chose allait de soi. Sur le premier point, l’amour excuse le crime ; sur le second, jamais personne n’a élevé d’objection, et je suis probablement le premier à m’étonner. Dans une préface assez insidieuse, Bulwer explique les « incohérences » et les « extravagances » de Claude Melnotte par l’état de surexcitation extraordinaire où la Révolution française avait jeté les âmes. L’explication a suffi aux compatriotes de l’auteur et la Révolution a bon dos. Mais je crains que Bulwer ne se soit trompé sur le genre de folies qu’elle a fait commettre aux Français et, surtout, qu’il n’ait confondu nos généraux avec nos fournisseurs. Les Desaix et les Ouvrard ne sont pas pétris de la même argile ni jetés dans le même moule : c’est de quoi il ne s’est point avisé.

Après avoir usé d’abord de l’anonymat comme d’une réclame, l’auteur avait consenti à se démasquer, mais en annonçant que la Dame de Lyon serait une tentative unique. Dès l’année suivante, il reparaissait devant le public avec une tragédie de Richelieu, où Macready joua le principal rôle. Cette pièce peut soutenir une sorte de comparaison avec le Cromwell de Victor Hugo. Même confusion de la tragédie et du mélodrame ; même étalage de documens historiques et même ignorance de l’histoire vraie ; même emploi des moyens les plus excentriques ou les plus bas pour faire rire ou pour faire peur ; même psychologie superficielle et grossière qui, dans chaque personnage, homme ou femme, petit ou grand, laisse reparaître l’auteur. Quand cet auteur est Victor Hugo, hélas ! mais quand c’est Bulwer, holà !

Lorsqu’il fondait en une seule intrigue la journée des Dupes et la conspiration du duc de Bouillon avec quelques traits empruntés à l’aventure de Cinq-Mars et de De Thou, l’auteur réunissait deux périodes qui ne peuvent et ne doivent pas être réunies, le commencement et la fin de Richelieu[1]. Pour le dire en passant, il trouvait moyen de fausser incidemment l’histoire de son propre pays en faisant jeter par Richelieu dans une délibération et du conseil le nom de Cromwell, alors perdu sur un banc de la

  1. Bulwer n’a même pas le mérite de l’invention. Sa pièce est tirée d’un roman de X.-B. Saintine.