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n’avaient d’autre ressource que d’imiter ceux qui ne l’étaient pas. Ils donnaient Shakspeare en lever de rideau ou en fin de soirée, devant les banquettes. Ils le fragmentaient, le disséquaient, le servaient membre à membre, ou le noyaient dans la musique, dans les prétendues merveilles d’une criarde et vulgaire mise en scène dont les contemporains d’Elisabeth auraient eu honte. Et, malgré tant de sacrifices, malgré le talent de Macready (Kean était mort en 1835), ils ne pouvaient le faire accepter. Le nouveau public qui remplissait les théâtres était plus glouton que gourmand ; il réclamait la quantité, non la qualité : six actes, au moins, par soirée et quelquefois sept ou huit. Impérieux, bruyant, mal élevé, sauvage dans ses gaîtés et dans ses impatiences, son attitude étonnait le prince Puckler-Muskau, observateur très attentif, qui visita l’Angleterre vers ce temps. Macready avoue qu’il y avait beaucoup de coins à Drury-Lane où une honnête femme ne pouvait se risquer. Celaient les barbares qui arrivaient ; c’était le premier Hot de la démocratie, devant lequel s’enfuyait l’habitué, le playgoer de l’ancienne école.

En 1832, une commission avait été chargée par le Parlement d’étudier les questions relatives au théâtre. Fallait-il donner la liberté ? Les avis étaient partagés. On ne se décida qu’après onze ans de discussion. Avant cette capitulation finale du privilège et de la tradition devant l’esprit nouveau, un dernier effort fut tenté par les lettrés pour sauver le théâtre. Ce fut au moment où le grand tragédien prit la direction de Covent-Garden. Il n’y avait qu’un cri dans toute la littérature : « Il faut venir au secours de Macready ! » Tout le monde s’en mêlait. John Forster s’occupait de la mise en scène ; Leigh Hunt posait sa plume de critique pour écrire une tragédie sur une légende italienne qui avait déjà inspiré Shelley. Ceux qui ne pouvaient pas en faire autant versifiaient des prologues et des épilogues et les apportaient, comme autrefois, en temps de péril national, les riches patriotes apportaient leur argenterie à la Monnaie. « Faites-moi un drame, disait Macready au jeune Browning, et empêchez-moi de partir pour l’Amérique. » Le drame demandé fut écrit, joué quatre fois et n’empêcha pas l’acteur de partir pour l’Amérique.

De cette renaissance avortée il reste un nom et trois pièces. Les trois pièces sont The lady of Lyons, Richelieu et Money ; le nom est celui de Bulwer, qui a été le premier lord Lytton. Bulwer était un habile homme, rien qu’un habile homme, mais il ne voulait pas en avoir l’air. Il jouait le génie et n’avait que du savoir-faire ; il singeait l’originalité, et son talent était fait d’imitations. Pendant trente ans, il posa fort adroitement pour le grand