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dans l’intimité de sa correspondance. Mme Swetchine avait raison de dire : « On ne le connaîtra que par ses lettres. » Je voudrais que de ces lettres, aujourd’hui éparses dans sept volumes différens et qui n’ont pas toutes le même intérêt, il fût fait un choix sobre et judicieux. Ce choix en rendrait la lecture plus facile et sa mémoire y gagnerait. Si profonde a été, en effet, depuis un demi-siècle, la transformation de nos goûts littéraires, qu’à quelques personnes, d’un goût sévère, son éloquence semble aujourd’hui un peu vieillie. « L’orateur et l’auditoire, a-t-il écrit dans sa Vie de saint Dominique, sont deux frères qui naissent et meurent le même jour. » Et il est bien mort cet auditoire qui suivait autrefois les conférences de Notre-Dame, mort avec cette foi dans les idées générales un peu vagues, avec cet enthousiasme un peu crédule pour la liberté, avec ce goût pour les phrases un peu redondantes, toutes choses fort nobles au demeurant, qui ont caractérisé la génération de 1830. Et comme l’auditoire est mort, l’orateur ne lui a qu’à demi survécu. Mais l’homme est encore vivant dans ces lettres à la fois éloquentes et simples, écrites au courant de la plume, sans l’ombre d’une recherche de pensée et de style. « Plus j’aime quelqu’un, écrivait-il à Mme de Prailly, plus je suis simple dans mes relations avec lui, soit que je parle, soit que j’écrive, sauf les occasions naturelles qui obligent à s’élever davantage. J’écris vite et sans art, et j’ai un invincible éloignement pour le style quand il ne vient pas tout seul, par la nature menu ; du sujet. Croyez donc que je vous montre mon âme quand je vous dis ce que je pense, et ne m’en demandez pas davantage. » C’est bien, en effet, l’âme de Lacordaire qu’on retrouve dans ses lettres, et cette âme fut une des plus nobles, une des plus ouvertes à tous les sentimens délicats, fiers, généreux qui aient respiré dans la poitrine d’un homme. Or Vauvenargues l’a dit, mais Lacordaire aimait à le répéter : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. »


HAUSSONVILLE.