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terreur, Kean était vraiment maître. Le père d’une actrice dont il sera beaucoup parlé dans ces pages, M. Wilton, racontait que dans sa jeunesse il avait eu l’honneur — lui pauvre acteur inconnu et tout jeune encore — de jouer avec Edmund Kean. Il s’agissait de la scène où Shylock, frustré dans ses espérances de gain, se précipite sur le théâtre en réclamant sa proie.

« M’avez-vous déjà vu ? demanda le grand acteur à son humble confrère. — Non, monsieur. — Alors, il faut répéter : ce soir vous auriez trop peur. » Ils répétèrent. Et pourtant Wilton disait que, le soir venu, Kean l’avait tellement terrifié par la violence sans nom de son jeu qu’il avait failli perdre la tête et s’enfuir de la scène, comme on s’enfuit de la cage d’un fauve.

On conclura peut-être de tout ce qui précède que Kean s’abandonnait à l’inspiration. L’inspiration, au théâtre, est un mot à peu près vide de sens. Dans ces momens où le terrible acteur traversait la scène comme un fou, il comptait ses pas. Quant à Macready, avant la grande scène de Shylock, il jurait dans la coulisse tous les jurons connus et secouait une lourde échelle jusqu’à perdre haleine. Alors il se ruait devant la rampe, blême, pantelant, ruisselant de sueur, comme un homme qui étouffe de rage. Le public eût ri au lieu de frémir s’il avait vu l’échelle, mais il ne la voyait pas, et ne doit jamais la voir.

La voix de Macready était si belle et si riche qu’elle eût charmé ceux mêmes qui n’entendaient pas le sens des paroles. Mais il était trop intelligent pour en jouer ainsi que d’un instrument de musique. Avant lui on chantait les vers sur la scène : il se contenta de les déclamer. Le vers dramatique anglais est une succession de cinq iambes qui, par l’alternance des brèves et des longues, forme une ondulation régulière et cadencée. De loin en loin une négligence, ou l’interposition voulue d’un trochée, ou encore une syllabe explétive, jetée à la fin du vers, vient rompre cette monotonie, mais elle recommence aussitôt, et l’esprit retombe sous son joug comme l’enfant endormi par le chant de sa nourrice. Mon oreille d’étranger s’y est longtemps refusée ; puis j’ai fini par aimer cette mélopée comme j’aimais autrefois la musique du vers grec et du vers romain. Ce vers, dont la formation est si intéressante et si curieuse, présente de secrètes affinités avec, l’âme du peuple anglais : il semble avoir été rythmé par le galop du cheval ou par le bercement de la vague.

C’est donc une périlleuse entreprise que d’y toucher. Macready ne le fit qu’avec précaution et respect, comme il convenait à un lettré, à un fervent de Shakspeare. Il voulait laisser au vers sa mélodie, sa poétique beauté, mais il voulait le rendre plus