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public, mais je le méprise[1]. » On serait tenté de le mépriser à son tour si on ne se rappelait les effroyables souffrances de son enfance et de sa jeunesse. Si un homme a eu le droit de haïr la vie, c’est celui-là.

On peut encore voir les deux rivaux l’un près de l’autre au musée Tussaud : Kean porte le kilt de Macbeth et Macready la chlamyde de Coriolan. A part sa petite taille, le premier semble mieux doué par la nature ; son masque est sombre, vraiment tragique. Au contraire, la face anguleuse et tourmentée de Macready, son rictus facial, sa bouche rentrée et ses mâchoires saillantes, auraient pu faire la fortune d’un bouffon. En fait, il n’avait qu’à exagérer ou à modifier légèrement ses effets pour que ses qualités dramatiques devinssent des qualités comiques. C’est ainsi qu’il rendait admirablement la nervosité tatillonne d’Oakley, la sensualité sournoise de Joseph Surface, le Tartufe anglais. Hélas ! il faisait quelquefois sourire dans Othello, lorsque le condottiere maure, ce représentant d’une race passionnée, noble et fine, disparaissait dans un nègre forcené, ou quelque chose de pire, si j’en crois Théophile Gautier : « un singe anthropophage. »

Les contemporains semblent d’accord pour accorder à Kean plus de génie, et plus de talent à Macready. Mais il y a bien des cas où le talent sert mieux que le génie. « Voir Kean, disait Coleridge, c’était voir Shakspeare à la lueur des éclairs. » C’est une assez bonne manière de le voir, mais alors on ne voit pas tout. Kean avait des cris superbes, puis retombait dans la torpeur et la nullité. Il bredouillait, comme un écolier qui récite sa leçon sans la comprendre, le discours du More de Venise devant le Sénat, pour ne se réveiller qu’au dernier vers où son émotion en voyant paraître Desdémone gagnait la salle. Dans ce mot Here’s the lady, il mettait toute une passion. Ainsi en tout.

Je répéterai après M. Archer : « Des deux, Kean était le plus grand acteur et Macready le plus grand artiste. » Tout ce qui tenait de l’instinct était supérieur chez l’un, et tout ce qui venait de l’intelligence chez l’autre. Macready se soutenait dans les momens calmes, rendait puissamment les émotions vertueuses, ce qu’on pourrait appeler les bonnes passions. Ce qu’il y avait de plus grand dans Shakspeare, l’âme même de sa poésie se révélait chez Kean, mais sur un point Macready conservait l’avantage : c’est lorsqu’il regardait dans le vide, lorsque sa face hagarde et figée suggérait la vision de l’invisible. Il n’y avait qu’un Macready pour rendre le surnaturel possible. Dans tous les autres domaines de la

  1. Edmund Yates, Recollections and Expériences.