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I

De 4820 à 1830, le théâtre, ou plutôt les théâtres étaient, en apparence, fort prospères. Je montrerai tout à l’heure ce que c’était que cette prospérité : quelque chose comme le grand bal que donne Mercadet ou Montjoye la veille du jour où il fera faillite. Mais nul ne voyait venir la ruine. Alors régnait un Adonis de 00 ans qui avait passé sa vie à trahir des sermens et à inventer des pommades. Il eût fait beau voir l’homme qui avait lavé son linge sale devant la Chambre des lords faire la grimace aux libertés du drame. Son héritier, autre viveur fatigué, avait vécu maritalement une partie de sa vie avec une actrice, Mrs Jordan, qui venait de mourir de douleur, dans l’abandon, à Saint-Cloud. Dans les allées solitaires d’un vieux parc, à Broadstairs, jouait une petite fille appelée Victoria. Elle devait remettre, à la mode l’amour conjugal et les vertus de famille, mais elle n’était encore occupée qu’à coucher ses poupées. La haute société fréquentait, ou — pour employer l’expression anglaise qui conserve une saveur d’insolence ancienne — patronnait les deux théâtres privilégiés. Par ce mot privilégiés, il ne faut pas entendre des théâtres subventionnés. Drury-Lane et Covent-Garden avaient seuls le droit de jouer ce qu’on appelait le « drame légitime », c’est-à-dire Shakspeare et ses succédanés ; c’était là leur privilège, et ce privilège serait devenu très vite, dans leurs mains, un avantage illusoire, si de grands acteurs n’avaient attiré la foule en prolongeant l’existence du drame classique. La génération d’artistes, qui avait reçu les leçons de Garrick et continué ses traditions, venait de faire ses adieux à la scène, dans la personne de John Kemble et de Mrs Siddons : Siddons dont « la voix était plus délicieuse que la plus délicieuse musique », nous dit un contemporain, tandis qu’un autre la compare à une « idole de plomb ». Edmund Kean avait paru, puis Macready.

J’essaie de m’imaginer ces deux hommes sur la scène ; je fais un effort, après avoir lu ce qu’on a écrit d’eux, pour me donner le frisson de leur présence ressuscitée. Je vois, d’abord, que Kean était un bohème, tandis que Macready était un honnête homme et un gentleman. Il était l’ami des premiers hommes de lettres de son temps, qui l’ont conseillé et soutenu ; Kean n’avait d’autre ami que la bouteille de brandy, qui l’a tué. Il écrivait à Frederick Yates, directeur de l’Adelphi, en lui demandant une loge : « Je ne veux pas être mêlé à la canaille. J’aime l’argent du