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valeur qu’il faut attacher aux témoignages, averti que je suis par l’opinion, par ces mille pensées qui flottent dans l’air et ne sont écrites nulle part. Les impressions du public, je les tiens du public lui-même. Enfin j’aime le théâtre et j’ai été, à plusieurs reprises, un playgoer passionné. Depuis deux ou trois ans, j’ai vu jouer toutes les nouveautés et, à cette occasion, je dois un remerciement à la courtoisie charmante des directeurs de théâtre qui m’a singulièrement facilité ma tâche. Je citerai parmi ceux à l’obligeance desquels j’ai fait un fréquent appel MM. Bierbohm Tree du Haymarket ; Hare, du Garrick ; George Alexander, du Saint-James ; Charles Wyndham, du Criterion ; Comyns Carr, du Comedy ; les quatre premiers, artistes de rare mérite dont le nom reviendra souvent dans les pages qui suivent ; le cinquième, écrivain dramatique de talent, qui vient, dans son King Arthur, de fournir à Henry Irving l’occasion de rendre un dernier hommage à Tennyson.

Mais j’ai une dette encore plus importante à reconnaître en attendant le moment de l’acquitter. C’est celle que j’ai contractée envers la critique anglaise contemporaine, et en particulier envers M. William Archer. On verra plus loin le rôle qu’il a joué, les germes excellens qu’il a semés à la volée. Je dirai seulement que, si je ne l’avais eu pour guide, je n’aurais même pas pu tenter l’entreprise.

En voilà assez pour expliquer les obstacles que j’ai rencontrés et les secours que j’ai reçus. Il est bien entendu que je ne convie pas les lecteurs à venir admirer des chefs-d’œuvre. D’abord je ne crois pas beaucoup aux chefs-d’œuvre ; puis, s’ils doivent venir, ils ne viendront que demain. Il s’agit d’observer comment naît le drame, comment, dans les conditions de la vie moderne, une grande famille humaine se fabrique un nouvel organe de jouissance, d’émotion, de pensée, et — j’ajouterai — de moralisation. C’est de l’histoire littéraire, mais c’est aussi de l’histoire sociale ; les deux se tiennent et, désormais, ne sont plus séparables. Non seulement on assistera à la transformation du monde théâtral que Bulwer et Macready ne reconnaîtraient plus s’ils pouvaient y revivre une heure ; mais on verra comment s’est comporté le théâtre en présence de cette crise que traverse la société politique et civile depuis vingt-cinq ans ; de quel côté il a pris parti dans cette étrange bataille des mœurs contre les lois ; quelle part il a prise et quelle place il tient dans le périlleux renouvellement de l’Angleterre par la démocratie. J’ai raconté ici même quelques épisodes de ce mouvement et j’en ai esquissé les figures principales. Mon étude sur le théâtre sera la contre-épreuve et la vérification de mes études précédentes.