Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/842

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le rapport du « conseil d’administration », celui de la « commission de contrôle, » sont d’ailleurs des modèles de bon sens. Ils témoignent d’autant d’ingéniosité que de prudence. Leur lecture est édifiante ; ils constituent la meilleure réponse aux pessimistes d’en haut ou d’en bas, dont les uns croient, dont les autres affectent de croire les ouvriers incapables de conduire leurs affaires sans la surveillance ou la subvention de l’Etat. A la Moissonneuse, en effet, le pouvoir exécutif est entre les mains de trois secrétaires, dont la fonction ne dure qu’une année et qui ne sont pas rééligibles. L’un est actuellement serrurier, le second bijoutier et le troisième ébéniste. Ils touchent un traitement de 200 francs par mois, assez semblable au salaire des ouvriers les plus capables de leur profession, et dépendent d’un conseil d’administration de vingt-quatre membres renouvelés par tiers tous les six mois, dont le seul émolument consiste en un jeton de présence de 1 fr. 50 pour des séances hebdomadaires commençant à six heures du soir et se terminant à minuit.

On pourrait se demander si le changement incessant des autorités directrices n’est pas une cause de faiblesse pour l’institution ; comment l’expérience peut se former, la tradition se maintenir, la responsabilité personnelle s’accuser, avec un roulement aussi rapide ? Je dois cependant reconnaître que les résultats obtenus sont de nature à inspirer grande confiance. « Sans doute, citoyens, disait il y a quelques mois à ses camarades le rapporteur du conseil, il reste des réformes à introduire ; il en sera toujours ainsi tant que nous marcherons en avant. Mais, dès maintenant, nous pouvons nous féliciter… » Notre association « fait naître parmi ses adhérens cet esprit de solidarité et de fraternité qui est son apanage. » En effet les « Moissonneurs » ont fait preuve de dévouement autant que d’aptitude. A les voir à l’œuvre, on se prend à trouver trop sombres les pronostics des prophètes de malheur sur l’influence des « doctrines subversives » ; on se demande si la nature n’a pas, à l’usage îles nations, de secrets traitemens homéopathiques dont nos fils verront les heureux effets. L’émancipation partielle des classes populaires a commencé par créer des conflits que leur émancipation totale apaisera peut-être ? Voilà, dira-t-on, de bien audacieuses conjectures à propos de quelques boutiques d’épicerie ; mais pourquoi ne pas croire que la connaissance de ses véritables intérêts finira quelque jour par réconcilier la société avec elle-même ?


Vte G. D’AVENEL.