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10 000 : l’une en province, à la Rochelle (13 500) ; les trois autres à Paris, Société des employés civils (11 200), Association des officiers de terre et de mer (14 000), Moissonneuse (15 000). On évalue à 100 millions de francs le total des ventes annuelles de ces mille sociétés, somme bien modeste auprès des 1 200 millions de francs des associations analogues en Angleterre, somme dérisoire auprès des dix ou douze milliards que comporte, pour les objets qu’elles embrassent, la dépense des familles françaises. Un champ immense leur est donc ouvert.

La plus forte des coopératives actuelles par le nombre des associés, la plus attachante aussi par la catégorie sociale dans laquelle ils se recrutent, la Moissonneuse, a son siège social rue des Boulets, à l’extrémité du faubourg Saint-Antoine. Ses 15 000 membres sont sans exception des ouvriers ; ils représentent une population de 60 000 âmes, en comptant, suivant l’usage, quatre personnes par fou. La plupart des actionnaires, en effet, vivent en ménage, conjoints de droit ou d’apparence. Mais ce dernier détail importe peu ; dans les statuts, votés en assemblée générale, « l’union libre » jouit des mêmes égards et confère les mêmes droits que le mariage légal. « Au décès d’un sociétaire, dit l’article 15, sa veuve, sa compagne ou ses ayans-droit peuvent faire opérer le transfert à leur nom de son action… » « Toute veuve ou compagne qui demandera son avoir avant trois mois de veuvage sera remboursée de suite sur la présentation du bulletin de décès. »

Si je mentionne ce détail caractéristique, c’est pour montrer combien la Moissonneuse est dégagée de préjugés ; quel esprit, dirais-je… avancé, en tout cas indépendant de toute idée, de tout patronage bourgeois, anime ses membres. Par une piquante contradiction, néanmoins, ce groupe d’électeurs du XIIe arrondissement qui peut-être, si l’on scrutait leurs opinions politiques, sont peu enthousiastes du régime actuel et enclins, j’imagine, au socialisme, prouvent, par la hardiesse même de leur œuvre, par l’intelligence de leur gestion, combien ils ont profité des bienfaits du temps présent, de l’instruction et de la liberté, ils se conduisent eux-mêmes comme de simples économistes, et font prospérer par leur mérite personnel un système d’association privée, dont le succès montre précisément l’inanité des revendications collectivistes.

La Moissonneuse est majeure depuis quelques mois. Elle compte vingt et un ans d’existence depuis le jour où une douzaine d’ouvriers, la plupart ébénistes ou travailleurs du bois, la fondèrent en 1874. Ces douze apôtres de la coopération recrutèrent une vingtaine de camarades. Chacun d’eux versa 1 franc,