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encore jeune, encore susceptible d’illusions et non pas vidée et défaite. Mais cette âme, il veut la nourrir. L’ignorance est un grand ennemi. Que croire quand on ne sait pas? Qu’aimer quand on n’a pas vu? Les lectures de chaque jour alimentent l’esprit et le dégoûtent des choses vaines. Il ne veut point cependant de lectures frivoles ou mièvres. Il faut aller aux grandes choses. Quand on peut lire Homère, Plutarque, Cicéron, Platon, David, saint Paul, saint Augustin, sainte Thérèse, Bossuet, Pascal et d’autres semblables, on est bien coupable de perdre son temps dans les niaiseries d’un salon.

Cette vie des salons, cette vie frivole et facile à laquelle Mme de Prailly était accoutumée par son éducation lui paraît d’abord le grand ennemi. « Si une goutte de la foi des saints tombait en vous, lui écrit-il, vous n’auriez pas assez de larmes pour vous pleurer, pour pleurer votre vie lâche, molle, insignifiante, si pleine d’orgueil et de la satisfaction des sens. » Sous l’influence de Lacordaire, elle se détache peu à peu de cette vie. Sa santé toujours chancelante l’aide à se séparer du monde. Elle passe de longs mois dans le Midi, dans la solitude de sa villa de Costebelle. Mais alors une autre inquiétude s’empare de celui qui la dirige, c’est qu’elle n’en arrive à se trop détacher de la vie elle-même, et qu’elle ne tombe dans, une sorte d’indifférence. « Lorsque l’âme est arrivée à un certain degré d’élévation vers Dieu, lui écrit-il, elle méprise facilement la vie, et c’est alors que Dieu l’y rattache par l’idée du devoir. La vie est un office important, quoique bien souvent nous n’en voyions pas l’utilité. Simples gouttes d’eau, nous nous demandons en quoi l’océan a besoin de nous : l’océan pourrait nous répondre qu’il n’est composé que de gouttes d’eau. Ne haïssez donc pas la vie, tout en vous en détachant. »

Après avoir ainsi arraché cette âme à la vie du monde et l’avoir rattachée à la vie du devoir, Lacordaire s’efforce ensuite de lui procurer la paix. Il avait évidemment affaire à une nature ardente, inquiète, jamais satisfaite d’elle-même, soupirant toujours après un état où elle ne se trouvait pas. C’est avec douceur qu’il la reprend. « Il faut éviter de vous laisser aller à la tristesse et à rabattement. Rien n’est plus nuisible à la santé du corps et de l’âme. Saint Paul dit que la joie et la paix sont les fruits de l’esprit de Dieu. Il y a en lui une plénitude qui chasse la mélancolie, comme le soleil levant chasse les ombres. Arrivez donc à la joie. C’est le grand signe de Dieu. Je vous le souhaite de tout mon cœur en partant. Vous êtes encore trop humaine et pas assez divine. C’est le reproche après le vœu. »

Une des souffrances de Mme de Prailly, c’était l’inégalité de sa