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en rangs pressés à l’entrée principale, pour serpenter le long des rues Réaumur, Palestro, Grenéta, etc, était si longue que les derniers venus avaient toute chance de ne pas entrer.

Les 2 millions de francs de marchandises qui furent ainsi péniblement émiettées auraient été vendues avec beaucoup moins de tracas 5 ou 6 millions ; le mépris d’une pareille différence semble assez peu ordinaire pour mériter quelque reconnaissance. Il n’en fut rien : égarée par des rivaux mécontens de la concurrence d’un confrère, qui continuait sa besogne de « gâche-métier », l’opinion parisienne accueillit un instant sur le compte de l’épicier Potin des calomnies ineptes. Il se trouva des journaux pour traiter d’ « accapareur » ce serviteur de l’alimentation publique, et pour annoncer, comme tel, son incarcération à Mazas.

Le succès ultérieur l’eût vengé de ces attaques, mais ce succès il ne devait pas le voir. Parti un soir d’été de 1871 sur le haut d’un omnibus, suivant sa coutume, pour la petite maison de campagne qu’il possédait à Champigny, et qui constituait sa seule fortune en dehors de ses magasins, Félix Potin mourut subitement dans la nuit. Il n’avait que cinquante et un ans. Sa veuve restait seule avec quatre enfans mineurs et une fille mariée à M. Labbé, entré dans la maison comme simple garçon, élevé peu à peu aux emplois supérieurs, dont le patron avait fait son gendre.

Cette histoire de la maison Potin offre le tableau intéressant de l’ascension d’une grande famille commerciale au XIXe siècle, et fournit un édifiant contraste avec certaines études sociales, volontiers pessimistes, que la littérature met sans cesse sous nos yeux. Mme Potin, désorientée, songeait à se retirer ; M. Labbé, qui eût pu racheter le fonds à bon compte, l’en dissuada. Il offrit de diriger les affaires, au nom et comme fondé de pouvoirs de sa belle-mère, à titre de premier commis, sans accepter aucune participation aux bénéfices. Il doit donc être regardé comme le second fondateur de l’entreprise. Quelques années après, la deuxième, puis la troisième fille du défunt épousèrent à leur tour deux employés principaux de la maison qui, l’un et l’autre, y avaient débuté tout jeunes par les tâches les plus modestes. Ces trois gendres, patriarcalement unis aux deux fils de M. Potin, sont aujourd’hui administrateurs en commun de cette organisation modèle, dont ils se partagent la propriété. Sous leur impulsion le total des ventes n’a cessé de grandir. Il était de 6 millions de francs en 1809 ; il était passé à 18 millions en 1880, à 30 millions en 1887 ; il atteint présentement 45 millions de francs. Ce chiffre comprend à peu près pour 16 millions les envois en province et à l’étranger ; autant pour les livraisons qui se font à domicile à partir de 10 francs ; le reste représente le détail des magasins. La