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M. Bonnerot imagina de livrer exactement ce qu’il facturait et de vendre à très petit bénéfice. Ce fut le principe de la « gâche », ainsi nommée parce que les autres épiciers, furieux, traitèrent ce faux frère de gâcheur du métier et son système de gâchage des prix. La « gâche » obtint un succès rapide. Le public voyait un libérateur dans cet homme qui, de sa seule autorité, réduisait si audacieusement des chiffres auxquels on s’était depuis longtemps résigné. Le magasin nouveau offrait l’aspect d’un perpétuel déballage au milieu d’un désordre singulier. Aucun luxe, aucun confortable, ni pour le personnel qui prenait ses repas debout, sur des caisses vides en guise de tables, — il n’y avait pas de chaises, — ni pour le client entre les mains de qui les objets étaient remis, enveloppés à penne, mal conditionnés souvent et parfois de qualité assez médiocre.

C’était le défaut de ce réformateur imparfait. M. Bonnerot, disait un de ses anciens commis devenu plus riche que le patron, « n’avait pas le sentiment de la bonne marchandise. » Il se laissait prendre à l’appât du bon marché. Au contraire son émule, M. Potin, plus tard son continuateur, répétait sans cesse : « de la bonne marchandise d’abord, le bon marché après. » Félix Potin, fils d’un petit cultivateur d’Arpajon (Seine-et-Oise), qui rêvait de faire de son héritier un notaire, avait 24 ans lorsqu’il s’établit à Paris en 1844, après avoir lâché les inventaires et le papier timbré de l’étude provinciale dans laquelle il languissait depuis sa seizième année. Une vocation irrésistible le poussait vers l’épicerie ; métier d’ailleurs aussi ridicule sous Louis-Philippe que l’avait été la « nouveauté, » lors des « calicots » de la Restauration. Le bon sens public a de ces divinations.

Potin avait, comme Bonnerot, l’idée de chercher le succès dans la réduction des prix de vente, mais sans prétendre restreindre tout d’abord les prix d’achat. Ce qu’il sacrifia ce fut son profit commercial, fidèle au programme qu’il s’était tracé : « Des affaires avant tout, le bénéfice viendra ensuite. » Petit et mince, il avait l’air si jeune lorsqu’il se présenta pour louer sa première boutique, rue Neuve-Coquenard, que son propriétaire ne consentit qu’avec peine à l’agréer. Il inspira plus de confiance, quelque temps après, à un fondeur de la rue des Gravilliers qui lui donna sa fille en mariage. Chacun des deux conjoints apportait en ménage une dizaine de mille francs. C’était bien peu, semblait-il, pour les visées ambitieuses du mari ; mais le besoin d’un grand fonds de roulement ne se faisait pas sentir. Tout au plus l’épicier d’alors fabriquait-il lui-même sa chandelle ; pour tout le reste, il renouvelait presque au jour le jour son assortiment dans le quartier des Lombards, chez les droguistes, marchands de gros