Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apparente que sérieuse. Ce fut le hasard d’une rencontre avec Lacordaire, coïncidant avec une grave maladie, qui lui donna la secousse dont elle avait besoin pour sortir de cette indifférence. « Je commence, lui écrivait-elle, à mieux comprendre ma nature, inconnue d’elle-même jusqu’ici. Je sens mon intelligence qui s’ouvre à toutes les idées, mon âme émue par toutes les pensées nobles et généreuses. Il me semble que j’avance dans un monde nouveau et chaque pas m’apporte une jouissance infinie. Il y a vraiment des jours de bonheur, même dans la souffrance, quand la vie et la lumière vous arrivent si puissantes. » Et de son côté Lacordaire lui écrivait : « Quiconque arrive à connaître Dieu et à l’aimer, n’a rien à désirer, rien à regretter. Il a reçu le don suprême qui doit faire oublier tout le reste. »

Ces deux courts fragmens suffisent à résumer l’esprit qui inspirait la direction de Lacordaire. C’est l’amour de Dieu, c’est ce don suprême qu’il s’efforce de communiquer à une âme encore mondaine; mais, pour y parvenir, il s’applique à développer ses facultés et à élever son esprit, tout en dilatant son cœur. Il la conduit tout droit à Jésus-Christ, par les voies directes et larges sans l’attarder aux petites pratiques. Lorsqu’il reçoit ses premières confidences, il la trouve en proie à des peines intérieures où il voit la marque d’une nature ardente et noble. « Les âmes faibles et peu élevées, lui écrit-il, trouvent ici-bas un élément qui suffit à leur intelligence, et qui rassasie leur amour. Elles ne découvrent pas le vide des choses visibles, parce qu’elles sont incapables de les sonder fort avant. Mais une âme que Dieu, dans la création qu’il en a faite, a rapprochée davantage de l’infini, sent de bonne heure la limite étroite qui la resserre. Elle a des tristesses inconnues sur la cause desquelles longtemps elle se méprend ; elle croit volontiers qu’un certain concours de circonstances a troublé sa vie, tandis que son trouble vient de plus haut. Il est remarquable, dans la vie des saints, que presque tous ont senti cette mélancolie dont les anciens disaient qu’il n’y a pas de génie sans elle. En effet la mélancolie est inséparable de tout esprit qui va loin et de tout cœur qui est profond. Ce n’est pas à dire qu’il faille s’y complaire, car c’est une maladie qui énerve quand on ne la secoue pas, et elle n’a que deux remèdes : la mort ou Dieu. »

Aussi, quand Mme de Prailly se confie à lui, la première chose dont il s’occupe pour guérir cette mélancolie, c’est de régler et de remplir sa vie. Il se réjouit de ce qu’elle n’ait pas attendu le déclin de l’âge pour renoncer au monde et à ses frivolités superbes, et de ce qu’elle apporte à Dieu une âme