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avaient mille sous à dépenser quotidiennement, mais qui n’auraient pu se procurer à prix d’or ce dont la civilisation présente fait jouir à bon marché nos contemporains.

Charles VI se régalait avec des échaudés semblables à ceux qu’aujourd’hui les nourrices acceptent à peine. Les poissons, gibiers, légumes et fruits, desserts ou liqueurs, venus de partout, qui se rencontrent sur la table d’un modeste Parisien du temps actuel, ont été pour la plupart ou inconnus à nos prédécesseurs, ou d’un prix inabordable. L’hypocras, ce punch antique, analogue au saladier de vin chaud de nos cabarets, était à l’époque de Rabelais un luxe de richard ; les figues et les dattes semblaient, aux yeux de Villon, une fine recherche de la gastronomie ; les oranges coûtaient à Paris, au moyen âge, deux fois plus cher que ne coûtent présentement les ananas. C’était, sous François Ier, un cadeau délicat de la duchesse de Vendôme que d’envoyer à la reine d’Espagne, en Flandre, des melons et des artichauts ; et, sous Louis XIV, Mme de Sévigné écrivait à sa fille : « Le chocolat vous remettrait, mais vous n’avez point de chocolatière. J’y ai pensé mille fois ; comment ferez-vous ? »

Presque tout le poisson que mangeait le vulgaire était sec ou salé, et constituait tel quel un aliment très coûteux. Cette douzaine d’huîtres qu’un maçon se fait servir chez le traiteur voisin de son chantier, il n’eût été le plus souvent au pouvoir de personne de se la procurer jadis, et l’ensemble de la marée que l’on vendait alors aux halles parisiennes était légèrement avancé. Le dauphin Humbert de Viennois, — celui-là même qui légua ses États au roi de France, — rédigeait d’avance ses menus en 1330 et portait, pour les jours maigres, des potages à l’oseille, des œufs et « du poisson, si l’on en trouve… » ; ce qui montre que, même pour un souverain, il ne s’en trouvait pas toujours. La viande était, il est vrai, beaucoup moins chère qu’en notre siècle, mais aussi beaucoup moins bonne. Il n’existait guère de bêtes grasses ; le système de la vaine pâture ne le permettait pas.

Le commerce des marchandises d’un usage courant et général n’était pas plus honnête que de nos jours. C’est une opinion très accréditée, mais assez fausse, de croire que la sophistication est d’origine moderne. Le public s’est fort scandalisé récemment d’apprendre que plusieurs poissons étaient maquillés par les vendeurs, que certains marchands, pour rendre aux ouïes la couleur vermeille, indice de la fraîcheur des sujets, les coloraient artificiellement à l’aide de cochenille. MM. Girard et Dupré, chef et sous-chef du laboratoire municipal, ont fait paraître un volume des mieux documentés où ils signalent les adultérations nombreuses que des industriels sans scrupule font subir aux