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Deux fois Mme de V... fit pour le voir le voyage de Sorèze. Enfin elle obtint qu’au retour d’un séjour infructueux aux bains de mer, Lacordaire vînt passer quinze jours à B... Vingt-deux ans s’étaient écoulés depuis que Lacordaire, encore jeune prêtre, avait fait son premier séjour dans ce même lieu, avant de partir pour Rome, et que, inébranlable en son dessein de revêtir l’habit de saint Dominique, il avait repoussé avec fermeté les objections d’une amitié désespérée. Bien des événemens s’étaient succédé depuis lors; bien des changemens étaient survenus en eux et autour d’eux; mais leurs deux cœurs étaient demeurés les mêmes, et pendant que sous ces ombrages, dont Lacordaire parle si souvent dans ses lettres, Mme de V... accompagnait ses pas mourans, il dut sentir, au plus profond de son cœur, combien il avait eu raison de dire dans sa vie de Marie-Madeleine : « Il faut avoir vécu pour être sûr d’être aimé. »

témoin de son extrême difficulté à marcher, Mme de V... lui envoya une voiture. Dès qu’il fut de retour à Sorèze, Lacordaire l’en remerciait : « Je me suis servi hier pour la première fois du coupé qui a beaucoup plus tardé avenir que vous ne pensiez. Il est très doux et de couleur sérieuse. Néanmoins je suis très confus de monter en cet équipage et de voir tout ce que vous avez fait. Si je guéris, vous aurez bien certainement contribué pour une très grande part à ma santé, en même temps qu’à ma consolation. Mais Dieu seul sait ce qui arrivera, et la faiblesse, s’il est possible, augmente tous les jours. » Le sentant perdu, elle voulait venir le voir à Sorèze une dernière fois. Il fallut qu’il l’en détournât. « La conversation me fatigue beaucoup et je souffrirais de ne pouvoir vous faire bon accueil. Vous m’obligerez d’abandonner ce projet d’où il ne pourrait sortir pour moi aucune consolation, mais un embarras de cœur et d’esprit, et une fatigue physique. » La dernière lettre est pour empêcher Mme de V... d’envoyer de Paris à Sorèze le docteur Rayer, alors célèbre. Quelques jours après arrivait une première dépêche expédiée par un serviteur fidèle : « Le Père Lacordaire administré, très mal. » Puis le lendemain une seconde : « Le Père Lacordaire est mort. » Ces dépêches, encore dans leurs enveloppes, ont été enfermées, par Mme de V... elle-même, dans un coffret de bois qui contenait toutes les lettres du Père. Depuis sa mort, qui survint quatre ans après, ces lettres n’en étaient jamais sorties. Je suis le seul auquel on ait bien voulu les confier. Lorsque j’ai ouvert ce coffret, il m’a semblé qu’il s’en exhalait comme un délicat parfum, et ma main n’a pas remué sans une respectueuse émotion ces reliques de deux âmes qui se sont aimées.