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en fixant sur George un regard stupide. Ce regard se détacha de George pour aller vers la porte close de la quatrième pièce. Alors la vieille fit le signe de la croix, puis vint s’asseoir, elle aussi, sur le siège le plus rapproché de George. Les mains sur le ventre et les paupières baissées, elle récitait un requiem.

George pensa : « Elle prie pour son frère, pour l’âme du damné. » Que cette femme fût la sœur de Démétrius Aurispa, cela lui paraissait inconcevable ! Comment le sang fier et généreux qui avait trempé le lit de la chambre voisine, ce sang jailli d’un cerveau déjà corrodé par les plus hauts soucis intellectuels, comment ce sang-là pouvait-il venir de la même source que celui qui coulait appauvri dans les veines de cette béguine ! « Chez elle, c’est la gourmandise, la seule gourmandise qui regrette la libéralité du donateur. Qu’elle est étrange, cette prière reconnaissante qui monte d’un vieil estomac délabré vers le plus noble des suicidés ! Comme la vie est bizarre ! »

Tout à coup, tante Joconde se reprit à tousser.

— Va-t’en, ma tante, cela vaut mieux, dit George qui n’avait plus la force de maîtriser son impatience. L’air d’ici te fait mal. Va-t’en, cela vaut mieux. Vite, lève-toi ; je te reconduis.

Tante Joconde le regarda, surprise de cette parole brusque et de ce ton insolite. Elle se leva ; elle traversa les chambres en boitant. Arrivée dans le corridor, elle fit de nouveau le signe de la croix, en manière d’exorcisme. Derrière elle, George ferma la porte à double tour. Il était enfin seul et libre, avec un hôte invisible.

Il demeura quelques instans immobile, comme sous une influence magnétique. Et il se sentit pénétré jusqu’au fond de l’être par la fascination surnaturelle qu’exerçait sur lui, du fond de la tombe, cet homme qui existait hors de la vie.

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage plein d’une mélancolie virile, auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

« Pour moi, pensa George, il existe. Depuis le jour de sa mort corporelle, je sens sa présence à toute heure. Jamais je n’ai senti notre consanguinité aussi bien que depuis sa mort. Jamais aussi bien que depuis sa mort je n’ai eu la perception de l’intensité de son être. Tout ce qu’il dépensait au contact de ses semblables ; tous les actes, tous les gestes, toutes les paroles qu’il a semées dans le cours du temps ; toutes les manifestations diverses qui déterminaient le caractère de son être en rapport avec les autres êtres ; toutes les formes, constantes ou variables, qui distinguaient